Kallenberg lui avait dit : « Amenez qui vous voulez. Tous vos amis sont les bienvenus chez moi. » L'armateur rayonnait de chaleur humaine. Les documents qu'on avait déposés à son domicile le matin même l'avaient enchanté. Au téléphone, il avait ajouté : « A ce soir, mon cher ami, nous trouverons bien le moyen de nous isoler pour parler de tout cela. » Raph s'en était rengorgé. Il avait donné rendez-vous à Londres à deux actrices, Gina, qui était arrivée de Rome deux heures plus tôt, et Nancy, une Française qui tournait précisément en Angleterre : elles s'étaient surpassées, la brune en blanc, la blonde en noir, évoquant les deux moitiés d'un domino. Peut-être qu'avant la fin de la nuit, elles se transformeraient en chair fraîche, pour l'ogre. Fraîche… enfin… Raph, qui avait une longue habitude de ce genre de soirées, savait par expérience qu'à un certain moment d'une trop longue nuit, les peaux les plus jeunes se flétrissent, les moins jeunes tournent comme de vieux soufflés et les plus anciennes, sous les craquelures du maquillage, laissent apparaître le parchemin ridé de la façade. La Cadillac, qui avait terminé son deuxième tour du bloc, faisait un troisième passage. Raph jugea que son entrée n'était pas encore assez assurée.
« Faites un autre tour! dit-il au chauffeur.
— Il est aussi riche qu'on le dit? demanda Nancy.
— Encore plus que ça.
— Plus riche que Satrapoulos? » lança Gina.
Dun ne put s'empêcher de sourire :
« Disons qu'ils se valent. Mais vous savez, mes biches, dans les affaires, une foule de catastrophes peuvent survenir. Ça départage…
— Dis, Nancy, tu le connais toi?
— Qui ça?
— Kallenberg.
— Non. Et toi?
— Non. Il est marié? »
Raph y alla de son grain de sel, les interrompant :
« Oui. Il est marié. Et t'imagine pas qu'il va t'épouser. Il baise, mais il n'épouse pas. »
Il éclata de rire. Il enchaîna :
« Vous y êtes mes cocottes? Prêtes pour l'entrée? Alors on y va! »
Il cria au chauffeur : « Stop! »
L'autre réussit à se faufiler en deuxième position, ce qui n'était pas si mal. Il y eut un cri dans la foule : « Écartez-vous! » On entendait la sirène d'une ambulance. Elle fut bientôt derrière la Cadillac, lui faisant des appels de phares autoritaires pour prendre sa place. Le chauffeur de Dun dut se déplacer, avant que Raph et ses compagnes puissent mettre pied à terre. Il s'arrêta cinq mètres plus loin, bloqué par le trottoir sur sa droite, et à gauche, à l'avant et à l'arrière par la marée de voitures. « Ne bougez pas! cria le reporter… Je vais voir ce qui se passe! » Il claqua la portière et vit deux infirmiers escalader au sprint les marches du perron, une civière sous les bras. Cinq secondes s'étaient à peine écoulées que les infirmiers, entourés d'une nuée d'hommes en smoking, gesticulant, réapparaissaient, ployant sous le poids d'une énorme bonne femme endiamantée, allongée sur la civière, son visage gélatineux et tressautant crispé de douleur. Malgré le tragique du spectacle, quelqu'un cria :
« C'est la mémère qui a glissé sur la neige! Elle s'est cassé la jambe! »
La foule éclata de rire. En se hâtant les infirmiers enfournaient la civière dans l'ambulance, pendant qu'une voix lançait :
« La prochaine fois, maman, faudra apporter tes skis! »
« Très drôle, pensa Dun qui enrageait d'avoir raté son entrée. Seulement, la mémère, elle vous emmerde. Et quand la fête battra son plein, vous serez déjà en train de ronfler dans vos clapiers! »
Il se dirigea avec colère vers la Cadillac pour aller chercher les deux filles.