Elle la guida devant l'armoire. Tina resta muette, les yeux rivés sur ce reflet qui ne lui disait rien. Après s'être longuement contemplée sans que son visage eût la moindre expression, elle eut une réaction qui déconcerta Maria : elle éclata de rire, un rire qui la plia en deux et lui fit venir les larmes aux yeux. L'infirmière, inquiète, lui demanda :
« Elle ne vous plaît pas? »
La vieille rit de plus belle. Elle s'arrêta net, dévisagea Maria d'un air sévère et lui dit, l'index tendu, accusateur :
« Où sont mes vêtements?
— Mais… madame Satrapoulos… Ils étaient si usés… Je les ai jetés. »
Tina éructa :
« Vous les avez jetés! » Et elle marcha droit sur elle, menaçante.
Figée, mal à l'aise, Maria ne trouva rien d'autre à dire ou à faire qu'étendre les bras devant elle en un geste apaisant. Elle reçut immédiatement un coup de griffe qui lui brûla la joue. Machinalement, elle porta la main au-dessous de sa pommette, la retira et regarda ses doigts pleins de sang, avec stupeur. Dépassée, elle éleva la voix en direction de la pièce mitoyenne :
« Pouvez-vous venir une minute… Vite! »
Elle ne voulait pas montrer à Tina à quel point l'avait affolée la brutalité de son attaque, et en même temps, elle n'avait pu s'empêcher de crier le dernier mot : « Vite! » La porte s'ouvrit. Apparurent les deux hommes, probablement restés aux aguets. Ils se saisirent de Tina, lançant à l'infirmière, avec une pointe de moquerie :
« Alors? Qu'est-ce qu'on en fait maintenant? »
Interdite, Maria, se tenant toujours la joue, jeta un regard étonné à la vieille qui essayait furieusement de briser l'étreinte de ceux qui la maintenaient :
« Ce n'est pas bien ce que vous avez fait là, madame Satrapoulos… Non… Ce n'est vraiment pas bien… »
« Pourquoi me laissez-vous seule si longtemps? »
Le Grec réprima un mouvement d'impatience. Il était vanné et se demandait avec inquiétude comment tournerait la vilaine affaire déclenchée par Kallenberg. S'il venait passer deux heures sur son bateau, ce n'était pas pour subir des reproches alors qu'en temps ordinaire il ne pouvait déjà pas tolérer la moindre question.
« Pourquoi ne m'avez-vous pas accompagné à Londres? Je vous l'avais proposé.
— Vous savez bien que j'ai horreur de ce genre de soirée. Vous semblez soucieux? Avez-vous des ennuis? »
Il posa les yeux sur Wanda. Elle avait l'air sincère :
« Des masses. »
Il lui prit la main et la baisa doucement :
« Vous avez bien fait de ne pas venir. Tout s'est terminé d'une façon épouvantable. Vous lirez les journaux… Parlez-moi plutôt de vous. Qu'avez-vous fait?
— Oh!… Moi… Je me suis ennuyée… J'ai lu… J'ai regardé la mer… »
Il gardait sa main dans la sienne. Elle était avec lui comme un enfant et, pourtant, elle était et resterait jusqu'à la fin des temps, tant que les hommes auraient une mémoire, la plus belle femme du monde. Il la connaissait depuis cinq ans déjà et faisait tout pour qu'elle ne lui échappe pas, la comblant de cadeaux qui la laissaient indifférente, envoyant un avion la chercher au bout de la terre, pour qu'elle revienne à bord. Au début, Lena avait manifesté de l'humeur. Puis elle s'était habituée, considérant à son tour la Deemount non plus comme une personne vivante, mais comme une légende prisonnière d'un argonaute. Pas une rivale, un mythe. Il est vrai que les relations de Socrate et de la Deemount se situaient à un niveau que n'aurait pu comprendre l'homme de la rue. Il l'avait aperçue à New York, à la fin de la guerre, alors qu'elle sortait de son hôtel pour s'engouffrer dans une voiture. Ce jour-là, il s'était juré de l'approcher, de la conquérir et de la garder captive. Il avait appris qu'elle gardait un appartement à l'année au Waldorf, où elle séjournait entre deux vagabondages. A prix d'or, il avait loué la résidence contiguë à la sienne, au dernier étage de la plus haute tour du palace. Fiévreusement, il avait consulté le Prophète pour savoir à quel moment il avait le plus de chances de ne pas se faire éconduire en l'abordant.