— Il suffit qu'un liftier quelconque en avertisse la presse pour que nous devenions la risée de Paris.
— Aucun liftier n'entre dans les appartements, monsieur.
— Et les femmes de chambre, et les valets, ils n'entrent pas dans les chambres, peut-être?
— Je pense qu'en leur faisant personnellement des recommandations, j'obtiendrai d'eux une discrétion totale. Certains sont dans la maison depuis vingt ans et aucun d'eux ne tient à perdre sa place.
— Vous me garantissez le silence?
— Je pense pouvoir le faire, oui.
— Parfait. Je place donc l'opération sous votre responsabilité.
— Je vous remercie, monsieur. Je vais donner des ordres pour qu'on libère le 504.
— Le 504? Pourquoi? Je croyais que Mme Satrapoulos résidait au 503?
— Certainement, monsieur, mais son… disons son invitée, occupera le 504.
— C'est inouï! Vous le connaissez, vous, ce Satrapoulos? Quand il est à Londres, il ne descend pas chez nous, mais au Connaught. Comment est-il? »
Albert réfléchit un instant. Comment définir le Grec? Il fit un effort :
« C'est un petit bonhomme rouge et noir, entre quarante et cinquante ans, très généreux. Comment dire?… C'est un type qu'on ne remarquerait jamais, et pourtant on ne voit que lui là où il se trouve. Même les gens qui ne savent pas qui il est… Comme si l'exceptionnelle banalité de sa personne le désignait à l'attention.
— Il a des manies? Enfin, je veux dire, il boit, il amène des filles, il aime les petits garçons… vous voyez?
— Quand il passe, il est toujours entre deux avions. Non, je n'ai jamais rien entendu dire de tel sur lui.
— Pourtant, cette demande…
— Je vous ferai remarquer qu'il n'y est pour rien. Il a simplement exigé qu'on procure à sa mère tout ce qu'elle désirait, qu'il ne fallait la contrecarrer en rien. Il a bien précisé : ses moindres caprices.
— Je vous remercie, Albert. Je m'incline, vous m'avez convaincu. Simplement, je vous demanderai d'être discret et de faire monter… l'invitée de Mme Satrapoulos par l'ascenseur de service.
— Très bien, monsieur. Je vais m'en occuper. »
Albert sortit du bureau d'Édouard Fouillet, laissant son directeur accablé, torturé par la décision qu'il venait de prendre : elle allait à l'encontre de tous ses principes personnels. Pis : à contre-courant de la déontologie hôtelière.
Pour avoir résisté à ce qui lui était arrivé, il fallait que Tina Satrapoulos, malgré ses soixante-quinze ans, eût une constitution solide et le cœur bien accroché. De si longues années vécues au rythme des jours et des nuits, sans repère général du temps sinon les saisons, sans autre anxiété que l'immédiat dans ses détails les plus humbles et les plus quotidiens, le repas, les chèvres, la cheminée qui tirait mal, les fagots à rentrer, le linge à rapiécer, l'herbe pour les lapins, et soudain, en un rien de temps, l'irruption du monde extérieur dans cette vie végétative, un monde qu'elle avait fui et dont les échos furieux et saccadés ne lui parvenaient même pas, un monde de menaces, d'imprévus, d'actions ahurissantes dont elle ne pouvait deviner les buts ni les mobiles.
Elle buvait du lait dans sa cabane lorsque les deux hommes avaient fait irruption. Visiblement, c'étaient des étrangers, elle aurait pu s'en apercevoir à vue de nez, même s'ils n'avaient pas porté leurs blouses-blanches : qu'est-ce qu'ils voulaient? En Grec, ils lui avaient dit que tout était prêt, qu'elle n'avait plus qu'à les suivre. Les suivre? Où cela? Il y avait plus de trente ans qu'elle n'avait quitté sa montagne. Sans ménagements, elle les avait priés de sortir, arguant que c'était l'heure de son dîner et que, justement, elle était en train de boire un bol de lait. Ce discours n'avait pas eu l'air de les convaincre. Ils l'avaient écoutée, gravement, immobiles comme des statues, hochant la tête d'un air compréhensif et bienveillant. Devant ce mutisme souriant, Tina s'était emportée et les avait menacés d'un tisonnier. Depuis longtemps déjà, sa pensée consciente ne fonctionnait que par à-coups, petite étincelle suffisante pour éclairer ses problèmes journaliers, mais pas assez vivace pour comprendre l'incompréhensible. Parfois, son esprit se fixait des journées entières sur un minuscule sujet, par exemple, une écharpe, que son mari lui avait offerte et dont le souvenir lui permettait de ruminer pendant des heures, fermée à tout ce qui n'était pas ce souvenir, plus puissant, riche et coloré dans sa réminiscence que la réalité banale dont il était nourri. Quand, par extraordinaire, une voisine engageait la conversation avec elle, Tina suivant sans peine le déroulement de son propos, jusqu'à ce qu'elle décroche, l'espace de quelques secondes suffisantes pour que son interlocutrice s'en aperçoive :
« Hein? Qu'est-ce que vous dites? »