Couché à six heures du matin, Barbe-Bleue s'était réveillé deux heures plus tard, rédigeant immédiatement un long mémoire pour l'émir, afin de l'informer par quels procédés on avait essayé de le compromettre. Wolf, son homme de confiance, s'était envolé quelques minutes plus tard vers l'émirat de Baran, à bord d'un appareil privé spécialement affrété par Kallenberg. Dans la serviette qu'il lui avait remise, il avait enfermé des doubles des photos prises chez Tina, ainsi qu'une copie de la bande magnétique ayant servi à enregistrer ses déclarations.
Barbe-Bleue avait précisé dans son mémoire :
« Malheureusement, il n'est plus en mon pouvoir — d'ailleurs, il n'a jamais été en mon pouvoir — d'arrêter le scandale. Je sais, de source sûre, que les documents concernant la mauvaise action de mon beau-frère sont sur le point d'être publiés. Dieu m'est témoin que j'ai fait ce que j'ai pu pour éviter cette épreuve à notre famille. Socrate Satrapoulos, lui-même, a été prévenu par mes soins de ce qui se tramait; à mon grand étonnement, il n'en a pas paru affecté outre mesure. »
A huit heures du matin, Kallenberg, après être resté plusieurs minutes sous une douche glacée, avait convoqué Dun. Raph, qui avait pris un appartement au Westbury dans New Bond Street, allait se mettre au lit quand le téléphone avait sonné. Il était vanné. Après la fantasia, il avait dû se rendre au commissariat où l'on souhaitait entendre son témoignage. Il y avait confirmé la version de l'armateur : Kallenberg avait été tiré hors de son bureau par deux hommes le menaçant d'un poignard. Il avait fait face à ses agresseurs, s'était dégagé, avait saisi son Beretta et s'en était servi. Oui, Dun avait tout vu, car il était sorti dans le couloir pour se porter au secours de l'armateur, après avoir appelé la police. On l'avait remercié pour son concours et, en rentrant à l'hôtel, il avait trouvé Gina et Nancy qui l'attendaient, anxieuses.
Crevé, tremblant encore, il s'était précipité dans la salle de bain, avait fait couler de l'eau chaude et s'était laissé frotter le dos, longuement, par les deux comédiennes, maternelles en diable. A peine s'était-il étonné de les trouver en peignoir, dans sa propre chambre. Distraitement, il les avait caressées à son tour jusqu'à ce que la sensation de plaisir qu'il tirait de ces gestes lui fasse oublier l'horreur à laquelle il avait été mêlé. Au moment de s'allonger entre elles, sur le lit, il avait entendu la déplaisante sonnerie du téléphone.
« Est-ce que cela ne pourrait pas attendre quatre ou cinq heures? Je voudrais dormir un peu. »
Kallenberg avait simplement répondu :
« Je vous attends tout de suite. Est-ce que je dors, moi? »
Il avait dû se rhabiller, malgré les protestations de ses deux amies dont il n'aurait jamais cru que, même sur ce plan-là, elles pussent s'entendre et être complices.
« Dormez un peu en m'attendant, mes biches. Je serai de retour dans une heure. »
Il avait fait arrêter son taxi dans un bistrot, le temps de boire deux cafés très forts. Barbe-Bleue l'attendait, frais comme l'œil, éclatant d'énergie, rasé de frais et en costume gris clair, comme un homme qui vient de se faire masser après un parcours de golf. Il était immédiatement entré dans le vif du sujet :
« Ce qui s'est passé cette nuit m'incite à hâter notre projet. Quand, et où, avez-vous l'intention de faire publier les documents? »
Abruti de fatigue, Dun avait tenté d'être précis dans ses réponses :
« Il faut d'abord que les quotidiens soient informés. Je connais une agence de presse qui se chargera de ventiler les informations simultanément aux journaux du soir et du matin. Ensuite, les hebdomadaires. Il faut un certain délai pour l'impression de la couleur…
— Avez-vous des clichés en noir et blanc?
— Oui, bien sûr…
— Alors, donnez-les! Et la radio?
— J'y arrive. Je vais contacter un ami de la B.B.C. pour qu'il passe une partie de la bande sonore ce soir même.
— Et les autres stations?
— Si je ne donne pas l'exclusivité à la B.B.C., ils ne voudront peut-être rien passer.
— Foutaises! C'est un sujet trop juteux pour qu'on ne l'exploite pas. Je veux que tout le monde sache ce qui se passe, en même temps.
— Je vais essayer de faire pour le mieux.
— C'est cela, faites pour le mieux.
— Je ne voudrais pas risquer, en me pressant trop, de négocier les documents à perte…
— Ne vous occupez pas de cela! Si vous avez le moindre manque à gagner, vous me le signalez, et je vous verserai la somme en question multipliée par dix. Sans parler des nombreux frais que vous avez dû avoir. »
Raph en était resté rêveur. Bien vendu, ce reportage valait une trentaine de millions. De quoi foncer à Monte-Carlo ou à Cannes, et y prendre sa revanche des pertes qu'il avait subies ces derniers mois. Il avait répondu :
« Je vais me reposer quelques heures et je mets tout cela en branle. »