D'un revers de main, il la frappa en travers de la bouche. La comtesse Lupus se laissa choir au sol avec le bruit mat d'un sac de farine. Le comte se précipita à son secours, comprit qu'il ne pouvait pas faire grand-chose, sinon laver l'affront. Avec le courage des faibles, il se rua sur l'agresseur, essayant de l'atteindre au visage dans un maladroit et inoffensif tourniquet de ses bras.
Mais déjà, l'Écossais s'était avancé et, d'un seul coup de poing, étendait raide le jeune homme. Tout de suite, il eut deux autres garçons sur le dos. On avait compris maintenant qu'il y avait danger, que chacun devait se défendre pour éviter le pire. Partout, des grappes de combattants se formaient, pendant qu'un petit clan, entraîné par Percy, prenait les étages d'assaut, fracassant le mobilier, crevant les toiles de maîtres, brisant tous les objets à sa portée. Kallenberg, qui se trouvait avec Dun au moment où les événements avaient débuté, entrouvrit la porte de son bureau : ce fut suffisant pour que deux hommes happent son bras. Il se sentit tiré dans le couloir, plongea en avant, roula sur lui-même et, dans un même mouvement, décocha un terrible coup de pied à son adversaire le plus proche. Le type poussa un hurlement et pivota sur sa jambe cassée avant de s'écrouler. Déjà debout, Barbe-Bleue, sans prendre le temps d'évaluer les dégâts provoqués, lançait à la volée une manchette qui atteignit le deuxième homme en plein visage, lui fracassant simultanément la cloison nasale et l'arcade sourcilière gauche. Pétrifié, Dun vit Kallenberg se ruer à son bureau, en renverser un tiroir pour en extraire un automatique Beretta.
« Vous n'allez pas faire ça…, chevrota-t-il en bégayant…
— Je vais me gêner! », répondit Barbe-Bleue en se précipitant vers la porte.
Il y eut deux détonations et Kallenberg hurla à Dun :
« Appelez les flics, crétin! Qu'est-ce que vous attendez? »
En tremblant, Dun composa le 999 sur le cadran et, d'une voix égale, dont il était sûr qu'elle ne pouvait pas venir de lui, s'entendit dire :
« Ici, la résidence de M. Kallenberg, sur le Mail, au 71… »
Pendant ce temps, la horde continuait son saccage. Après son acte irraisonné, le comte s'était vu assailli par trois envahisseurs. Sur sa lancée, il avait essayé de faire front. Mais, vidé de toute énergie par sa décharge première, il avait fui de toute la vitesse de ses petites jambes dans un escalier qui l'avait mené tout droit à une terrasse, cul-de-sac où se terraient déjà plusieurs couples et quelques musiciens. A sa suite, les malfrats firent leur apparition, décidés à se venger sur cette proie facile qui ne pouvait plus leur échapper. Les yeux fous, von Lupus cherchait une issue, des secours, suppliant les témoins de lui venir en aide. Les femmes crièrent, les hommes les rassurèrent, mais personne ne broncha. Ses trois poursuivants avançaient sur lui en demi-cercle, l'acculant de plus en plus contre le parapet de la terrasse. Bientôt, le comte sentit la pierre du garde-fou contre son dos : il ne pouvait pas aller plus loin. Avec terreur, il entendit :
« Prenez-le par les jambes et foutez-le en bas! »
Il voulut crier, gigoter, faire quelque chose, prier Dieu, appeler sa femme, n'importe quoi pour éviter la chute. Au lieu de cela, il restait debout, le corps secoué de longs tremblements, pétrifié par la peur. Il sentit que des mains s'abattaient sur lui, le soulevaient. Ses jambes quittèrent le sol et il s'accrocha, dans un réflexe ultime, aux cheveux de l'un de ses tortionnaires. L'autre se dégagea d'une secousse. De sa main libérée, il empoigna l'angle du parapet. Il avait maintenant les deux jambes au-dessus du vide, les fesses aussi, et le tronc. Dans un brouillard, il entendit une voix de femme hurler : « Ne faites pas ça! Ne le lâchez pas! Remontez-le! »
Le « remontez-le » lui parvint decrescendo, car il avait déjà basculé de l'autre côté. Il sentit son corps heurter quelque chose, s'y agrippa de tous ses muscles, lâcha prise et glissa, inerte, sur les branches du sapin qui ployèrent sous son poids, libérant dans leur mouvement élastique les derniers paquets de neige.
A l'instant où il s'écrasait sur le trottoir, Wise, qui avait entendu les coups de feu, sifflait dans ses doigts pour donner le signal de la retraite. A quelques secondes près se passa alors une chose horrible. Le lord écossais, qui ne voulut pas s'avouer vaincu, gisait sur le sol, maintenu par deux adversaires. Sa résistance même, et son acharnement à se battre, firent se déchaîner ses adversaires, meurtris par ses coups et exaspérés par sa force physique. L'un d'eux sortit de sa poche un couteau à cran d'arrêt. L'Écossais roula sur lui-même pour parer le coup qu'il sentait venir, n'offrant qu'une cible mouvante.
« Tiens-le bien! », jura entre ses dents celui qui tenait la lame.