« — Il avait quel âge? demandait le reporter.
« — Treize ans. »
Barbe-Bleue, qui avait été ébranlé par l'assurance de Satrapoulos, en fut tout ragaillardi. Il voulait jouer à la guerre? Parfait! Il allait lui faire le coup de Pearl Harbor. Bien sûr, il aurait préféré que le Grec acquiesçât en douceur, mais puisqu'il feignait de ne pas comprendre… Peut-être s'imaginait-il qu'il n'oserait pas aller au bout de ses menaces? Tant pis pour lui. Kallenberg se dirigea vers la porte : il allait donner sur-le-champ le feu vert à Raph Dun.
Après l'ambiance glaciale de son entretien, Satrapoulos reçut en plein visage, avec la force d'une gifle, la chaleur et le bruit de la salle du bas. Le dîner était fini, le Dom Pérignon et le Cliquot rosé 1928 avaient fait leur œuvre, mélangés imprudemment au whisky et à la vodka qui arrivaient, comme par magie, entre les mains des invités. Tout le monde se trémoussait sur les rythmes d'une formation de jazz qui avait chassé l'orchestre de chambre. Du regard, le Grec chercha sa femme et ne la vit pas. Il écartait des couples sur son passage, presque anonyme dans cette foule qu'il considérait comme une troupe de figurants, une espèce de décor à la partie qui venait de se jouer en coulisses. Seul, Dodino, à qui rien n'échappait, remarqua Socrate qui paraissait avoir perdu quelque chose :
« Le prolétariat est de retour parmi nous! lança-t-il à l'éphèbe qu'il essayait d'hypnotiser.
— Qui est-ce? demanda l'autre.
— Mais mon chou, tu débarques! Il faut tout te dire! Je vais t'expliquer… »
Il pressa la main du jeune homme entre les siennes et entreprit de faire son éducation mondaine avant d'aborder le domaine de son éducation sentimentale.
Où pouvait donc être Lena? Derrière l'estrade de la tombola, S.S. ouvrit une porte, découvrant un couloir des servant plusieurs pièces dont la plupart étaient fermées. Dans l'une d'elles, il entendit des bruits de voix. Avec précaution, il tourna la poignée : il perçut aussitôt l'odeur fade de la marihuana. Dans une chambre tendue de tissu bleu, trois garçons et deux jeunes filles, très jeunes, tiraient sur leur cigarette comme le font les écoliers dans les cabinets. L'une des filles, les jupes retroussées haut, était étendue sur le lit, se laissant tripoter par deux des garçons. Il referma la porte sans que personne eût proféré un mot, en ouvrit une seconde. Plongée dans une obscurité totale, la chambre retentissait de bruits divers dont l'origine ne laissa aucun doute dans l'esprit de S.S. sur le nombre des participants.
Au moment où il allait retourner dans le salon, il se trouva nez à nez avec Irène, jaillissant d'une porte au fond du couloir, qui débouchait probablement sur un escalier de service. Il voulut lui adresser la parole, elle ne lui en laissa pas le temps. Elle passa devant lui, rapide, n'eut pas l'air de le reconnaître ou plutôt, se comporta d'une façon bizarre, lui adressant un petit sourire mécanique ponctué d'un gloussement perlé. Éberlué, Satrapoulos se demanda ce qu'elle fichait là et d'où elle venait. Déjà, Irène avait disparu, happée par le bruit et la fureur de la salle de fête. Pensivement, il alla jusqu'au bout du couloir, entrebâilla la porte et jeta un coup d'œil : il n'y avait rien, sinon un Écossais en grande tenue folklorique qui descendait l'escalier en se recoiffant. Le Grec s'effaça pour le laisser passer. L'Écossais le toisa d'un air hautain, comme si S.S. eût été un employé, fit un signe de tête bref et courtois, dit
« Lena, je crois que nous allons prendre congé. »
Elle se retourna et, s'adressant à ses compagnons :
« Voulez-vous me permettre de vous présenter mon mari. Monsieur Raph Dun, Miss Peggy Nash-Belmont. »
Ce nom était familier au Grec.
« Êtes-vous une parente de Christopher Nash-Belmont?
— C'est mon père.
— C'est aussi l'un de mes bons amis. Je vais vous faire une révélation : vous et moi avons dû flirter ensemble. En tout bien tout honneur. Je vous avais rencontrée à un concours hippique où m'avait emmené votre père. Vous deviez avoir dans les six ou sept ans. »
Dun y alla de son petit couplet. Se penchant vers Peggy : « Décidément, chère consœur, vous laissez des traces profondes de vos passages! »
Discrètement, Socrate pressa à plusieurs reprises la main de Lena. Ils prirent congé de Raph et de Peggy et longèrent le mur pour tenter de gagner la sortie.