« Je vais te le dire, moi : trente ans! Ça aussi, elle le raconte. On change, en trente ans, surtout quand on vit dans une porcherie! »
Le Grec posa un regard pensif sur Barbe-Bleue :
« Même lorsqu'on ne vit pas dans une porcherie. Tu veux quoi, au juste?
— Te prévenir de la menace qui pèse sur toi. C'est tout.
— C'est tout? Et Hadj Thami el-Sadek?
— Ne joue pas au plus fin. Tu sais très bien que, pour des raisons politiques, il ne pourra jamais passer un marché avec un armateur dont la moralité n'est pas stricte… enfin… je veux dire, avec un homme compromis dans une affaire de la sacro-sainte famille. »
Satrapoulos ne put s'empêcher de rire. Kallenberg le rabroua :
« Ça te fait rire?
— Où est ta mère?
— Pardon?
— Je te demande où est ta mère?
— Enfin… Tu sais bien qu'elle est morte!
— C'est vrai, excuse-moi, j'avais oublié. Tu as de la chance.
— En tout cas, sans vouloir te jeter la pierre, je peux te dire qu'elle n'a jamais été dans le besoin.
— Venons-en au fait. Si je comprends bien, tu me fais du chantage pour m'écarter d'un contrat?
— C'est toi qui le dis. Je t'ai simplement informé. Maintenant, les décisions t'appartiennent.
— A qui profite le crime? »
Des hurlements de joie leur parvinrent des salles du bas : l'alcool aidant, on devait s'amuser!
« S'il y a eu crime, ce n'est pas moi qui l'ai commis. Je te répète que ma mère n'a jamais manqué de rien.
— Oui, je sais. Tu l'as déjà dit. Ces… journalistes… Tu les connais?
— Non. J'ai simplement reçu une photo de ta mère, au courrier, avec un petit mot me dévoilant son identité.
— Combien crois-tu qu'à leurs yeux vaille ce reportage?
— Je n'ai pas l'impression qu'on puisse les acheter.
— En y mettant le prix? Ils voulaient bien te le vendre, à toi? Dis-moi… Qu'est-ce que tu proposes?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas dans ta peau. Tu y tiens beaucoup, à ce marché?
— Et toi?
— Rien ne dit que c'est moi qui l'obtiendrai!
— Qui d'autre?
— Dix autres! Livanos, Niarchos, Onassis, Goulandris, les Norvégiens, n'importe qui, pourvu que l'Arabe soit payé ce qu'il demande. Nous ne sommes pas les seuls sur les rangs. Notre belle-mère elle-même peut enlever l'affaire. Et les États-Unis, les Français, l'Angleterre. Tu vois, ce n'est pas si simple.
— Eh non, ce n'est pas simple! Qu'est-ce que tu ferais, toi, à ma place?
— A ta place, d'abord, je n'y suis pas. Mais il me semble que je réfléchirais. Si le reportage paraît, tu rates l'affaire, et ça, tu le sais.
— Et s'il ne paraît pas?
— Comment veux-tu les empêcher de le publier?
— Oui, c'est vrai, tu as raison. J'ai bien peur d'être foutu.
— Je le crains.
— Eh bien, tant pis!
— Je crois que c'est la solution la plus raisonnable. Tu as raison de renoncer.
— Qui parle de renoncer? Au contraire! Foutu pour foutu, je n'ai plus rien à perdre. En ce moment, je ne sais pas comment tu te débrouilles, mais j'ai une partie de ma flotte qui reste à quai, sans chargement. Il faut que je trouve du fret. Et j'ai trois pétroliers géants en construction à Oslo.
— Tu vas laisser éclater ce scandale? »
Kallenberg s'en étranglait. S.S. devait bluffer, certes, pour le pousser à bout, mais quel aplomb! D'une voix douce et résignée, ponctuée d'un geste d'impuissance, le Grec lui dit :
« Tu m'as juré toi-même que ces types ne se laisseraient pas acheter. Autant les laisser mettre leur menace à exécution, plutôt que la savoir en permanence au-dessus de ma tête. Qu'ils publient! J'essaierai malgré tout de jouer ma chance avec l'émir. »
Sous l'effet de la colère et du désappointement, Kallenberg se sentit virer au violet :
« Tu n'y penses pas! C'est pour faire pression sur toi qu'ils veulent étaler ces documents! Il y a quelqu'un derrière eux, ils n'oseraient pas!
— Qui?
— Comment veux-tu que je le sache? Mais je peux essayer de négocier, je peux chercher à savoir! »
Satrapoulos se leva de son siège, épousseta des cendres imaginaires sur son pantalon :
« Au cas où tu rencontrerais ces types — c'est bien improbable, je le sais — dis-leur que je les emmerde, que je mène mes affaires comme je l'entends. Et que je n'aime pas être menacé.
— Tu as tort, S.S., tu as tort! Tu ne te rends pas compte! Pense à moi…, pense a Irène, à Lena…
— J'y pense, j'y pense. J'ai tout prévu. Si un jour j'étais dans le besoin, comme ma mère, ou s'il m'arrivait un malheur, je me suis arrangé pour que vous touchiez une pension jusqu'à la fin de vos jours.
— C'est idiot ce que tu fais là, c'est un désastre.
— On verra bien. Excuse-moi, il faut que j'aille retrouver Lena. Je n'oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi. Encore merci et joyeux Noël. »
Avant que Kallenberg ait pu trouver d'autres mots pour le retenir, le Grec avait ouvert la porte et était sorti, dans une rafale de chansons, de bouffées de rires et de cris excités montant du rez-de-chaussée. Kallenberg alla s'asseoir un instant, jeta un œil déconcerté sur son Cranach, n'y trouva aucun apaisement, se releva, mit le magnétophone en marche : la voix de Tina le rassura. Elle disait :
« — Il s'est jeté sur moi et m'a frappée.