« Buvez, madame Satrapoulos. Après, nous irons faire vôtre toilette. »
Tina engloutit le contenu de son verre et, machinalement, fit un mouvement destiné à aider la blonde qui lui ôtait sa robe.
« Vous allez me laver? lui demanda-t-elle.
— Oui, répondit Maria, vous laver d'abord, pour que vous soyez belle et parfumée. Ensuite, nous ferons bien d'autres choses. Des choses agréables, que vous aimez. Vous allez voir…
— Des choses que j'aime? Qu'est-ce que j'aime?
— Quand vous les ferez, vous les aimerez. Relevez-vous maintenant… Marchez… Je vous aide… Votre bain est prêt. »
Maria avait passé ses bras sous les aisselles de Tina, la soutenant, sans cesser de lui sourire ou de lui parler, malgré l'insupportable odeur qui émanait d'elle. Après tout, la vieillesse était peut-être un naufrage, mais pourquoi serait-elle un péché? Elle-même, un jour, si Dieu le voulait, serait vieille. Qui la laverait? Les deux femmes s'arrêtèrent sur le seuil de la salle de bain. Tina jeta à Maria un regard interrogateur. L'infirmière hocha la tête d'un air rassurant :
« Vous allez voir comme c'est bon. »
On ne voyait pas l'eau, mais une montagne de mousse dont l'odeur luttait avec celle de Tina. La vieille femme, complètement nue, se sentait sans défense aucune. D'ailleurs, elle n'avait pas envie de se défendre. Elle flottait, douce, moelleuse, soumise, comme un enfant qui s'abandonne parce qu'il sait qu'on va le gâter. Cette blonde avait l'air si gentil… Elle s'assit sur le rebord de la baignoire, soutenue par Maria qui la fit glisser dans l'océan de mousse. Tina se souvint qu'il lui était arrivé de se laver, autrefois. Encore faut-il savoir pour qui on a envie d'être propre : quand on vit seule, ça sert à quoi, d'être propre? Une fois dans l'eau, elle se détendit, retrouvant en une sensation fugitive la jouissance d'un bain de mer qu'elle avait pris, à l'âge de vingt ans, dans une Méditerranée tiède… Brusquement, la densité de l'eau lui enlevait le poids de son corps, lourd et douloureux. C'était quelque chose d'ineffable. Maria, doucement, lui savonnait le dos, luttant contre sa répugnance, se donnant une foule de raisons pour ne pas s'enfuir.
« Les cheveux maintenant.
— Aussi? »
Sur les touffes grises, sèches et cassantes, Maria étendit du shampooing.
« Ça pique! dit la vieille.
— Fermez les yeux. Laissez-vous aller. C'est bon… »
C'est vrai, que c'était bon. Tina sentait les doigts légers de l'infirmière lui masser habilement le cuir chevelu. C'était comme une caresse.
« Où sommes-nous? demanda-t-elle.
— A Athènes.
— Pour quoi faire?
— Nous allons repartir pour Paris. Vous allez voir… Vous avez des robes splendides qui vous attendent. Et des bijoux.
— Des bijoux? Où ça?
— Ici, dans cette maison.
— J'aimerais avoir des bijoux. Mais je ne me souviens plus à quoi ça sert…
— A être belle.
— Je ne suis pas belle. Je suis vieille. Comment vous appelez-vous?
— Maria. »
Maria eut un sentiment de triomphe. En une heure à peine, elle avait presque apprivoisé la bête sauvage. Cette victoire lui donnait raison. Elle prétendait que la douceur peut obtenir des miracles, aussi bien sur les animaux que sur les humains.
« Moi, je m'appelle Tina, dit la vieille. Athina.
— Je sais, madame Satrapoulos, je le sais.
— Qu'est-ce que vous me voulez?
— Relevez votre jambe… là… encore un peu…
— Qu'est-ce que vous me voulez? »
Plus tard, drapée dans un peignoir éponge d'un blanc immaculé, Tina avait regardé les robes que Maria avait sorties d'une armoire :
« Voulez-vous les essayer?
— Moi?
— Mais oui, vous! Elles sont pour vous. »
L'infirmière en avait étalé quelques-unes sur le lit. La vieille s'en approcha, méfiante — une belette flairant un piège. Elle s'enhardit à les toucher. Sa main, sèche et maigre, saisit le tissu, le froissa, l'abandonna. Elle fit une seconde tentative, le caressant cette fois. Puis elle souleva une robe et la porta à hauteur de ses yeux, marmonnant une litanie muette. Et vint le triomphe de Maria : sans qu'elle ait proféré le moindre mot d'encouragement pour l'inciter à faire ce geste qu'elle espérait, la paysanne usée, magiquement, retrouva l'obscur réflexe de toute femme devant une parure. Elle se drapa de la robe, s'approcha de l'armoire à glace et se regarda longuement, étonnée que le miroir veuille bien lui renvoyer cette image oubliée, déchue, cette image qui se prononçait au passé mais qui s'écrivait toujours Athina Satrapoulos. Doucement, Maria s'approcha, lui saisit la main :
« Je vais vous aider à la passer. »
La vieille se laissa ôter son peignoir, sans réagir, mais quand elle fut nue, elle détourna la tête du miroir. Habilement, Maria lui passa la robe. Tina restait rigide comme un mannequin.
« Ne bougez pas! », dit Maria. Elle courut à un tiroir, en sortit quelques bibelots et lui enroula un collier de perles autour du cou.
« Asseyez-vous sur le lit maintenant… Les chaussures… »
Elle en prit une paire, au hasard, les lui enfila sans difficulté et déclara :
« Allez vous regarder… Allez-y! Vous êtes superbe! »