En haussant les épaules, son épouse, en peignoir douteux, se dirigea vers la porte, l'ouvrit et parcourut l'allée dallée de trois mètres de long qui la séparait de la barrière d'entrée de son pavillon. Elle prit dans la boîte un exemplaire du
Elle jeta le quotidien sur la table. Jack feignit de ne pas voir la façon agressive dont elle le lui avait lancé. Il arracha la bande postale et parcourut la une d'un air suprêmement détaché, sa tasse de thé dans la main droite. Il s'attarda sur une photo qui occupait trois colonnes : on y voyait une vieille femme, debout sur le perron d'une maison en ruine, mangeant on ne sait quoi dans une gamelle que lui disputaient des chèvres. La légende précisait : « C'est sa mère! » La mère de qui? Jack s'énervait régulièrement sur les titres racoleurs des journalistes, misant sur la curiosité de leurs clients obligés de pousser plus avant leur lecture pour se faire une idée de la chose annoncée. Il trouvait le procédé déloyal, d'autant plus ce jour-là que, en fait d'explication, la mention : « Voir notre article en page 8 », en lettres minuscules, suivait l'embryon de légende. Jack, maugréant, fut obligé de reposer sa tasse pour utiliser ses deux mains. Quand il eut trouvé la page 8, il hocha la tête et fit :
« Hum… Hum…
— Quoi? », aboya Eve.
Le secrétaire du secrétaire général laissa tomber :
« Ce n'est pas convenable.
— Quoi donc? »
Il la regarda, avec dans l'œil une lueur féroce.
« C'est ce milliardaire, ce Grec, Satrapoulos…
— Eh bien?
— Il laisse sa mère mourir de faim.
— En effet, ce n'est pas convenable. C'est même criminel. »
Jack Robertson toisa son épouse et lança sa flèche, le dernier petit plaisir qu'il pouvait s'offrir, avec la bière brune :
« Ce n'est pas à cela que je fais allusion. Chacun est libre de faire ce qu'il lui plaît avec sa mère. Je pense simplement qu'il n'est pas convenable d'étaler la vie privée des gens dans un journal. »
Midi, rue de Lourmel, Paris XVe
.« Bonjour, madame Thibault!
— Ça va, petite? »
Elle met trois sucres dans sa tasse — une manie contractée pendant la guerre, provoquée par la panique d'en manquer —, touille le mélange soigneusement et avale le café d'un trait, d'un mouvement sec en renversant la tête, comme un verre d'alcool. Elle repose la tasse dans sa soucoupe, allume une gauloise, sort son journal de son sac à provisions, le déplie et commence à en tourner les feuilles sans les regarder vraiment, jusqu'à ce qu'elle arrive à la page hippique. Elle la déchire en prenant bien garde de ne pas l'abîmer, froissé distraitement le reste du quotidien qui choit à ses pieds, dans la sciure du bar. Elle extrait de ses cheveux un crayon noir, bloqué entre sa nuque et l'angle externe de son oreille gauche, caché jusqu'à présent par les mèches raides. Avec attention, elle pointe les partants de la sixième course de l'après-midi, à Auteuil. Elle est indécise, ne sachant sur quel champion porter son pari. Puis elle marmonne :
« Et merde!
Elle traverse la salle du café, salue un type en gilet de flanelle assis derrière un guéridon de marbré :
« Ça roule, Émile? Tiens, voilà! Tu me les mets sur
Elle lui jette un billet, il écrit quelques mots et lui rend un carton qu'elle empoche. Elle revient au zinc et dit :
« Donne-m'en une autre. »
La serveuse lui apporte un second café dans lequel elle laisse tomber quatre sucres, qu'elle fait fondre pensivement. Sous sa semelle, elle sent un relief. Elle retourne le pied et aperçoit un mégot rivé au cuir par du chewing-gum. Elle dit : « Saloperie! » et s'essuie sur la une du journal qui se déchire.