Satrapoulos ne put s'empêcher de penser que Thami el-Sadek avait du génie. Pour entretenir sa légende d'ascète, il recevait ses sujets dans une cabane toute nue, sans meubles, sans lit, sinon une natte posée à même le sol. Il lui arrivait même très souvent de résider là des semaines entières, piégé par son personnage, se nourrissant de quelques dattes, buvant du thé et de l'eau. A tel point que, en le voyant si frêle, ses relations brûlaient d'envie de lui apporter un colis de charcuterie et quelques bouteilles de bon vin. En revanche, les hôtes d'honneur — qui passaient obligatoirement par la cabane avant d'être hébergés — étaient soumis au régime du chaud et froid psychique. Après l'impression voulue de misère volontaire que leur avait laissée el-Sadek, ils se retrouvaient transportés dans un palais féerique, tout en marbre rose, dont le patio était une piscine parsemée de nénuphars et de pétales d'orchidées dans laquelle se déversaient en murmurant des jets d'eau limpide. Autour de la piscine, dès fleurs et des orangers, des citronniers et des palmiers-dattiers croulant sous les fruits, des oiseaux exotiques enfermés dans des cages d'or. Quant aux appartements, ils auraient pu servir de cadre aux Mille et Une Nuits.
Haute laine et mosaïques, fenêtres ogivales, tapisseries sublimes, objets d'art chryséléphantins, marbres rares et accessoires en or massif dans les immenses salles de bain. Les hôtes de l'émir avaient à leur disposition des esclaves nubiens, torse nu et pantalon mauresque bouffant, sans parler de leur masseur privé qui, dès le matin, venait les mettre en condition. Satrapoulos se doutait bien des efforts consentis pour faire sortir ce palais hors du sable, et cette eau, dans un désert aride où la moindre goutte valait dix fois son pesant de pétrole. La voiture ralentissait :
« Nous sommes arrivés. »
Le Grec descendit dans une minuscule ruelle, coupée en deux par l'ombre et le soleil, puits d'un côté, fournaise de l'autre. Il pénétra dans une maison quelconque, aux murs crépis, suivit un long couloir où stationnaient des indigènes, absolument immobiles dans leurs djellabas : la garde personnelle d'Hadj Thami el-Sadek. On ne voyait sur eux aucune arme, mais S.S. n'ignorait pas que, dans cette partie du golfe Persique, on avait sacrifié le folklore à l'efficacité. Quelque part, camouflées sous les plis des robes, se dissimulaient sans doute les armes automatiques dernier cri — peut-être même livrées par l'un de ses propres cargos. Devant une petite porte en bois clouté, deux hommes s'inclinèrent et lui livrèrent passage. Pour la deuxième fois de sa vie, Satrapoulos était admis dans le saint des saints, pièce monacale et exiguë, rigoureusement nue hormis une natte et quelques coussins jetés ça et là sur le sol. L'émir l'attendait debout, les bras tendus pour l'accolade. En anglais, d'une voix chuintante; il lança au Grec :
« J'espère que mon frère a fait un bon voyage. Je me sens très honoré qu'il l'ait fait spécialement pour venir saluer le vieil homme que je suis. »
Toujours le langage fleuri, qui déconcertait tant les Occidentaux et les assassinait ou les dépouillait plus sûrement avec ses fleurs de rhétorique qu'une agression sur un grand chemin, à la mitrailleuse lourde. Ce n'était plus « dites-le avec des fleurs », mais « tuez-le avec des fleurs ». El-Sadek avait un accent bizarre, séparant les diphtongues en deux sons au lieu de les prononcer d'un seul jet.
« Altesse, c'est moi qui me sens infiniment honoré d'avoir eu la faveur d'une audience. Je ne me serais pas permis de la solliciter, connaissant le prix de chaque minute de votre existence, si ce que j'ai de plus cher au monde, après l'amitié dont vous voulez bien m'honorer, n'avait été menacé. »
L'émir sourit et écarta les bras, dans un geste d'apaisement :
« De quoi s'agit-il?
— De mon honneur. »
Cette fois, les palabres préliminaires étaient terminées : on entrait dans le vif du sujet. Comme un potache qui révise un examen, Satrapoulos avait consulté ses dossiers pendant le voyage, cherchant de quelle façon il aurait le plus de chances de ranger son interlocuteur dans son camp. Il avait trouvé, se réservant de placer sa botte à bon escient. Il estimait que la fin vaut les moyens, et ces moyens, il ne les négligeait jamais. Il allait d'abord falloir s'expliquer sur un point, ensuite, retourner à son avantage une situation que le Prophète de Cascais et lui-même avaient jugé bon de laisser s'envenimer. Le Grec toussota, ouvrit sa serviette et en sortit une pile d'articles de journaux fraîchement découpés. El-Sadek l'arrêta d'un geste :
« J'ai déjà pris connaissance de ces documents ce matin. »
Satrapoulos en fut tout déconcerté. Il n'aurait jamais cru que le service d'information de l'émir fût aussi efficace. Désarçonné, il ne put que balbutier :
« Tous? »
El-Sadek sourit de plus belle…
« Mais oui. Tous.
— Je suppose que Votre Altesse ne s'est pas laissé abuser un seul instant par ces révélations mensongères et diffamatoires. »