— Oui… J'en ai entendu parler. Et mes conseillers aussi, dont j'ai peur qu'ils soient, comme vous le dites en Europe, « plus royalistes que le roi ». Effectivement, cette fête, ajoutée à la campagne de presse déclenchée contre vous, ne fait pas une très bonne publicité à votre famille. Vous me disiez que cette conversation avec votre beau-frère s'était déroulée à Londres. Y avait-il des témoins?
— Altesse, je ne pense pas qu'une tentative de chantage puisse avoir lieu devant témoins.
— Vous avez parfaitement raison. Mais je ne puis m'empêcher de le regretter. C'est très fâcheux, vraiment.
— Dois-je comprendre que Votre Altesse met ma parole en doute?
— Qu'allez-vous chercher là! Je ne l'ai jamais mise en doute. Personnellement, jamais. Mais je ne suis pas le seul. Les autres? »
Le Grec avait-il sous-estimé les capacités du vieux? Toujours est-il que les choses ne se passaient pas du tout comme il l'avait souhaité. Peut-être avait-il déjà signé avec Barbe-Bleue? Mais que lui avait donc proposé l'autre, qu'il ne puisse lui proposer lui-même? Sur le plan du scandale S.S. s'était arrangé pour que Kallenberg et lui soient à égalité. Quel jeu jouait l'émir? Et s'il n'avait pas encore signé, voulait-il simplement faire monter les enchères? Ce fut el-Sadek qui enchaîna :
« Ah! Monsieur Satrapoulos!… Comme il est triste de voir des familles désunies… »
Il avait dit cela d'un air patelin et navré. Le Grec, voulant se rebiffer, tomba dans son piège :
« Le hasard des mariages, la loterie des caprices des femmes n'ont jamais réellement formé ce que l'on appelle une famille. La famille, ce sont des gens qui appartiennent à votre sang. »
El-Sadek le contra en beauté, suave :
« Mais je n'ai jamais dit autre chose! En parlant de familles désunies, je ne faisais allusion qu'à vos rapports avec Madame votre mère. Et croyez bien que je ne cherche ni à m'y immiscer ni à connaître les motifs de ce qu'on vous reproche. »
Le Grec se retint de bondir, mieux valait rester calme. Il hocha la tête avec compréhension :
« Altesse, j'ai lu, comme vous dites, ce qu'on me reproche. Si cette chose était vraie, je serais un monstre. Tout homme n'a qu'une mère dans sa vie. Tout homme qui abandonne sa mère dans le besoin n'est pas digne de vivre. »
Voilà que lui aussi, gagné par l'ambiance, tombait dans le lieu commun et la fleur de rhétorique! Il poursuivit, d'une voix posée et amère :
« Toutes les informations que vous ayez lues sont fausses. Elles sont la preuve que l'amour de la possession et de la puissance peuvent dégrader un être humain. Au moment où ces photos truquées ont été prises en Grèce, ma mère, la vraie, se trouvait à Paris, à l'hôtel Ritz, avec deux valets de chambre et sa gouvernante. D'ailleurs, regardez… »
Fébrilement, il sortit une liasse de documents de sa serviette :
« Regardez cette vieille paysanne, là, sur la photo… Comparez maintenant avec le vrai visage de ma mère… »
Il montrait un cliché représentant une dame âgée, élégamment vêtue, parée de bijoux, l'air très fatiguée — pour tirer le portrait de l'irascible Tina, les deux sbires de Satrapoulos avaient dû la bourrer de tranquillisants.
« Altesse, ces deux personnes ont-elles quelque chose de commun? »
L'émir se pencha sur les clichés, flairant l'entourloupette, ne sachant très exactement d'où elle venait mais appréciant le sel de la situation, deux hommes richissimes venant à lui pour lui faire des grâces et dont le sort, en grande partie, dépendait de son bon plaisir et aussi, évidemment, des sommes ou autres avantages qu'ils seraient prêts à lui verser pour emporter le contrat. Il feignit de se concentrer longuement sur les photos :
« Effectivement… il ne s'agit visiblement pas de la même personne.
— Demain, prince, le monde entier le saura. Chacun apprendra par quels procédés on a voulu me perdre, chacun pourra apprécier.
— Quelles sont vos intentions?
— Attaquer en diffamation tous les journaux, je dis bien tous, qui se seront faits l'écho de cette fausse nouvelle. Et bien entendu, les contraindre à passer un rectificatif égal en surface à ce bobard. Mes avocats s'en occupent déjà.
— Et M. Kallenberg?
— La justice immanente l'a déjà puni.
— Quand passeront vos rectificatifs?
— Les premiers, demain, dans les quotidiens. Quant aux magazines internationaux, lors de leur prochaine parution. Ce soir, les stations de radio européennes diffuseront la conférence de presse que va faire ma mère à Paris.
— Voilà qui est une belle vengeance.
— Pas une vengeance, Altesse, une simple justice. J'ai tenu à ce que vous en soyez le premier averti pour que cette traîtrise ne puisse ternir, à travers l'amitié dont vous m'honorez, l'admiration que vous portent vos fidèles.