Elle arriva devant les cabanes, les toucha du bout des doigts. Il y en avait une vingtaine, alignées tout au long de l'allée sur une cinquantaine de mètres. Chacune d'elles comportait une espèce de petite cour munie d'abreuvoirs, grillagée en façade. Au bout de la cour, un minuscule bâtiment en ciment armé, de quatre mètres carrés à peu près, dont le mur faisant face à l'allée était percé d'une ouverture assez grande pour qu'un être humain pût s'y faufiler. A son grand désespoir, Tina s'aperçut que les portes grillagées étaient fermées au verrou. Elle en essaya plusieurs, sans succès, et entreprit de vérifier systématiquement toutes les ouvertures. En marmonnant, elle allait de cage en cage, avalant des amandes, palpant les serrures de la main. Il ne restait plus que trois cabanes et, déjà, elle envisageait de trouver une autre solution pour passer le reste de la nuit au chaud, quand un loquet joua entre son pouce et son index. Elle le libéra complètement, le referma derrière elle comme elle put, traversa la cour en trois pas et s'arrêta devant l'orifice.
A l'intérieur, les ténèbres étaient totales. Elle perçut quelques mouvements, les bruissements de plumes des oiseaux dérangés dans leur sommeil. Les mains en avant, elle entra avec précaution dans la cabane. Tout de suite, elle sentit la différence de température : il faisait doux et chaud là-dedans. Ses narines flairèrent une odeur animale à laquelle se mêlaient des effluves bizarres, douceâtres et âcres à la fois, lui rappelant l'odeur des morts qu'elle avait veillés en Grèce, dans son village, au cours de nuits funèbres où le parfum de l'encens luttait avec l'odeur caractéristique, inoubliable et sucrée, des dépouilles de ses voisins. Elle se baissa, ramassa dans sa main quelques brins de paille. Les oiseaux ne bougeaient plus, immobiles comme le béton de leur prison. Ils devaient se trouver au-dessus de la tête de Tina, sur leurs perchoirs.
Tina aimait les oiseaux. Chez elle, elle arrivait souvent à en apprivoiser, leur jetant du grain sur le seuil de sa maison. Une fois, elle avait même réussi à garder un corbeau pendant deux étés consécutifs, puis, sans qu'elle eût compris pourquoi, le corbeau avait disparu un jour et n'était plus revenu.
Elle s'adossa au fond de la cabane. L'obscurité en était telle que le rectangle de l'ouverture lui paraissait presque lumineux, comme s'il y avait eu un degré dans la densité des ténèbres. Le papier fit un bruit épouvantable dans le silence profond lorsqu'elle le froissa pour en extraire quelques amandes. Au-dessus de sa tête, il y eut un certain frémissement. Elle aurait voulu pouvoir offrir une partie de son repas à ses hôtes inconnus. Elle le ferait au lever du jour, quand elle pourrait les distinguer et voir à quoi elle avait affaire, juste avant de prendre congé d'eux sur ce dernier remerciement.
Elle chercha une position confortable, ramena une poignée de paille sous sa tête et s'allongea complètement. Ses pieds mouillés lui causaient une sensation désagréable. Elle se redressa à nouveau et commença à se débarrasser de ses pantoufles. Puis, elle ôta ses bas, qu'elle roula en boule dont elle s'essuya les chevilles et les orteils. Une fois encore, il y eut un frémissement d'ailes dans le haut de la cabane. Un instant, elle pensa à allonger la main pour caresser le plumage de ses colocataires. Mais pour cela, il eût fallu qu'elle se relevât, et elle était si bien dans la paille, dans cet abri dont elle ressentait, après les allées et venues de cette journée agitée, la sécurité.
Elle n'aurait jamais imaginé pouvoir trouver loin de chez elle tout ce qu'elle aimait, qui faisait sa joie de vivre : de l'herbe, des arbres, de la nourriture — elle se promettait de dévaliser le stand le lendemain —, de l'eau et des animaux. Peut-être aussi qu'une de ces personnes fréquentant le jardin pourrait comprendre sa langue? Elle lui raconterait alors tout ce qu'on lui avait fait, lui demanderait de la faire retourner dans sa maison.