« M. Satrapoulos m'a également chargé de vous dire que vous n'avez absolument rien à vous reprocher. Il ne vous tient pas pour responsable de la disparition de sa mère. Toutefois, il exige de vous une discrétion absolue. Tant que Mme Satrapoulos ne sera pas retrouvée, personne ne doit être au courant de sa fugue. Vous m'avez bien compris? »
Maria hocha la tête. Entre deux spasmes, elle ne put que bredouiller :
« C'est épouvantable… C'est épouvantable… »
L'autre avait hoché la tête, s'était incliné et lui avait lancé, en prenant congé :
« Ne bougez pas d'ici et attendez mes instructions. »
La longue veillée avait commencé. A huit heures du matin, comme elle allait s'assoupir, le téléphone avait sonné. C'était Fouillet :
« Deux messieurs de la police montent chez vous. Voulez-vous les recevoir, je vous prie? »
Avaient débarqué deux types, qui la priaient de les suivre. Maria avait crié :
« Vous l'avez retrouvée? »
Les visiteurs avaient échangé un bref regard et l'un d'eux avait expliqué :
« Nous ne sommes pas sûrs qu'il s'agisse de Mme Satrapoulos. Mais nous devons tout vérifier, vous comprenez… On a retrouvé, il y a une heure, une dame âgée au Jardin des plantes. Morte. Il faudrait que vous veniez l'identifier. »
Maria leur demanda une minute pour s'habiller. Elle était en robe de chambre et passa dans la salle de bain. Elle se vit dans une glace et se trouva hideuse, les yeux rouges et cernés, le visage creusé, les cheveux ternes. Machinalement, elle enfila une robe, se peigna vaguement et renonça à se maquiller :
« Voilà. Je suis prête. »
Sur la place Vendôme, une voiture attendait, sans signe distinctif. Elle démarra. Maria hasarda timidement.
« C'est un accident? »
Celui qui lui avait adressé la parole en premier, probablement parce qu'il était le seul des deux à parler l'anglais, lui répondit :
« Oui… Un accident. Un horrible accident. Je crains que vous n'ayez beaucoup de mal pour l'identifier… si c'est d'elle qu'il s'agit. »
Ils n'avaient plus dit un mot pendant le parcours. Maria s'attendait à quelque chose d'horrible, et maintenant, devant la porte, elle ne pouvait plus faire un pas. L'un des policiers la prit par le bras. Arrivés au bout d'un couloir, ils pénétrèrent dans un ascenseur qui s'enfonça de plusieurs étages au-dessous du rez-de-chaussée. La porte coulissa, un homme vêtu de blanc était là, qui semblait les attendre. Il les précéda dans un autre couloir, ouvrit une porte et les laissa passer devant lui dans une pièce nue où ils s'immobilisèrent. L'homme dégagea du mur une espèce de long plumier, dont le contenu était caché par un drap.
« Si vous voulez bien approcher…, c'est ici.
— Du courage… », dit le flic.
L'infirmier ajoutait :
« Autant vous dire que c'est pas beau à voir… Ah! les salauds, qu'est-ce qu'ils l'ont arrangée! »
Un goût de bile dans la bouche, Maria, toujours au bras du policier, s'avança vers le plumier-cercueil. D'un geste brusque, l'employé découvrit ce qui avait dû être un visage : de la peau cireuse, déformée, comme arrachée avec des pinces, pendant n'importe comment autour des orbites creuses, dépouillées de leurs yeux. Le corps n'était pas moins épargné, couvert de plaies, de bleus, d'ecchymoses, là où il y avait encore de la chair, car Maria constatait, au bord de l'évanouissement, que des morceaux entiers de muscles avaient disparu. Ni compressés ni arrachés. Non. Simplement disparus, laissant les os à nu. Et pourtant, elle savait que ce corps mutilé était celui de Tina : elle avait coiffé ces cheveux, savonné ces épaules, essuyé ces bras, fardé ce visage en bouillie dont la seule ossature lui permettait de le reconnaître. Elle avait retardé ce moment ignoble tant qu'elle avait pu, prévenue de l'horreur qui l'attendait, et maintenant, elle ne pouvait plus en détacher les yeux. Elle sentit une pression contre sa main :
« C'est elle?
— Je crois, oui… »
Et elle hochait la tête, stupidement, de haut en bas.
« Venez, nous allons vous montrer les vêtements qu'elle portait quand on l'a retrouvée. »
L'infirmier, sans même rabattre le drap, alla chercher dans un casier un paquet de lainages :
« Sa jupe… Ses pantoufles… ses bas… sa robe… et ce collier. »
Maria le lui avait offert trois jours plus tôt. Elle en caressa les perles entre ses doigts, hocha à nouveau la tête sans pouvoir proférer un mot.
Un policier fit un signe à l'infirmier :
« A tout à l'heure. »
Avec son collègue, il entraîna Maria qui se laissait conduire comme une algue à la dérive. Au moment de franchir la porte, elle se retourna vers l'employé :
« Qui lui a fait ça? »
Elle avait lancé sa phrase en grec, il ne comprit pas ce qu'elle demandait. En anglais cette fois, Maria interrogea le policier :
« Qui lui a fait ça? »
L'autre répondit :
« Des vautours. »