Miles et Noyers et l’évêque Burghersh, quelques instants auparavant, avaient parlé à voix ferme et claire, audible dans tout l’édifice. Or on eut l’impression, quand Robert ouvrit la bouche que des oisillons avaient gazouillé avant lui.
— … et puisqu’à tous vous devez votre justice, continua-t-il, justice je viens vous demander.
— Monseigneur de Beaumont, mon cousin, par qui vous a-t-il été fait tort ? demanda gravement Philippe VI.
— Il m’a été fait tort, Sire, par votre vassale dame Mahaut de Bourgogne qui tient indûment, par cautèle et félonie, les titres et possessions de la comté d’Artois qui me reviennent par droits de mes pères.
On entendit alors une voix presque aussi forte s’écrier :
— Allons, cela devait bien arriver !
C’était Mahaut d’Artois qui venait de parler.
Il y avait eu quelques mouvements de surprise dans l’assistance, mais non de stupeur. Robert agissait comme le comte de Flandre l’avait fait le jour du sacre. Il semblait que l’usage s’établît à présent, quand un pair se jugeait lésé, qu’il exprimât sa plainte en ces sortes d’occasions solennelles, et avec, visiblement, l’accord préalable du roi.
Le duc Eudes de Bourgogne interrogeait du regard sa sœur la reine de France, laquelle lui répondait de même, et par geste des mains ouvertes, pour lui faire comprendre qu’elle était la première étonnée et ne se trouvait au courant de rien.
— Mon cousin, dit Philippe, pouvez-vous produire pièces et témoignages pour certifier votre droit ?
— Je le puis, dit fermement Robert.
— Il ne le peut, il ment ! s’écria Mahaut qui quitta les stalles et vint rejoindre son neveu devant le roi.
Comme ils se ressemblaient, Robert et Mahaut, sous leurs couronnes et leurs manteaux identiques, animés de la même fureur, et le sang affluant à leurs encolures de taureau ! Mahaut portait, elle aussi, le long de son flanc de géante guerrière, le grand glaive de pair de France à garde d’or. Mère et fils, ils eussent sans doute moins sûrement montré l’évidence de leur parenté.
— Ma tante, dit Robert, niez-vous donc que le traité de mariage du noble comte Philippe d’Artois, mon père, me faisait, moi, son premier hoir à naître, héritier de l’Artois, et que vous avez profité de mon enfance, quand mon père fut mort, pour me dépouiller ?
— Je nie tout ce que vous dites, méchant neveu qui me voulez honnir.
— Niez-vous qu’il y ait eu traité de mariage ?
— Je le nie ! hurla Mahaut.
Alors un vaste murmure de réprobation s’éleva de l’assistance, et même on entendit distinctement le vieux comte de Bouville, ancien chambellan de Philippe le Bel, pousser un « Oh ! » scandalisé. Sans que chacun eût les mêmes raisons que Bouville, curateur au ventre de la reine Clémence lors de la naissance de Jean Ier
le Posthume, de connaître les capacités de Mahaut dans le mensonge et son aplomb dans le crime, il était flagrant qu’elle niait l’évidence. Un mariage entre un fils d’Artois, prince à la fleur de lis,[10] et une fille de Bretagne n’avait pu se conclure sans un contrat ratifié par les pairs de l’époque et par le roi. Le duc Jean de Bretagne le disait à ses voisins. Cette fois Mahaut passait les bornes. Qu’elle continuât, comme elle l’avait fait dans ses deux procès, d’exciper de la vieille coutume d’Artois, laquelle jouait en sa faveur par suite du décès prématuré de son frère, soit ! mais non de nier qu’il y ait eu contrat. Elle confirmait tous les soupçons, et d’abord celui d’avoir fait disparaître les pièces.Philippe VI s’adressa à l’évêque d’Amiens.
— Monseigneur, veuillez porter jusqu’à nous les Saints évangiles et les présenter au plaignant…
Il prit un temps et ajouta :
— … ainsi qu’à la défenderesse.
Et quand ce fut fait :
— Acceptez-vous l’un comme l’autre, mon cousin, ma cousine, d’assurer vos dires par serment prononcé sur les Très Saints Évangiles de la Foi, par-devant nous, votre suzerain, et les rois nos parents, et tous vos pairs ici assemblés ?
Il était vraiment majestueux, Philippe, en prononçant cela, et son fils, le jeune prince Jean, âgé de dix ans, le considérait les yeux écarquillés, le menton un peu pendant, avec une admiration éperdue. Mais la reine de France, Jeanne la Boiteuse, avait un mauvais pli cruel de chaque côté de la bouche, et ses doigts tremblaient. La fille de Mahaut, Jeanne la Veuve, l’épouse de Philippe le Long, mince et sèche, était devenue aussi blanche de visage que sa blanche robe de reine douairière. Et blême aussi, la petite-fille de Mahaut, la jeune duchesse de Bourgogne, tout comme le duc Eudes, son époux. On eût dit qu’ils allaient s’élancer pour retenir Mahaut de jurer. Toutes les têtes se tendaient, dans un grand silence.
— J’accepte ! dirent d’une même voix et Mahaut et Robert.
— Dégantez-vous, leur dit l’évêque d’Amiens.
Mahaut portait des gants verts, que la chaleur avait également fait déteindre. Si bien que les deux mains énormes qui se tendirent au-dessus du Saint Livre étaient l’une rouge comme le sang et l’autre verte comme le fiel.