— Mais après tout, Monseigneur, reprit Jeanne de Divion comme si elle cherchait à racheter sa faute, ces lettres, on pourrait aisément les refaire, ne croyez-vous pas ?
— Les refaire ?
— Dame, puisqu’on sait ce qu’il y avait dedans ! Moi je le sais bien, je puis vous répéter, presque parole pour parole, la lettre de Monseigneur Thierry.
Le regard absent, l’index tendu pour ponctuer les phrases, elle commença de réciter :
— « Je me sens grandement coupable de ce que j’ai tant cette chose celée que les droits de la comté d’Artois appartiennent à Monseigneur Robert, par les convenances qui furent faites au mariage de Monseigneur Philippe d’Artois et de Madame Blanche de Bretagne, convenances établies en double paire de lettres scellées, desquelles lettres j’en ai une, et l’autre fut retraite des registres de la cour par l’un de nos grands seigneurs… Et toujours j’ai eu vouloir qu’après la mort de Madame la comtesse, à qui pour complaire et sur les ordres de laquelle j’ai agi, si Dieu la rappelait avant moi, je rendrai audit Monseigneur Robert ce que je détenais… »
La Divion égarait ses clefs, mais pouvait se souvenir d’un texte qu’elle avait lu une fois. Il y a des cervelles construites de la sorte ! Et elle proposait à Robert, comme chose la plus naturelle au monde, de faire des faux. Elle n’avait visiblement aucun sens du bien et du mal, n’établissait aucune distinction entre le moral et l’immoral, l’autorisé et l’interdit. Était moral ce qui lui convenait. En quarante-deux ans de vie, Robert avait commis presque tous les péchés possibles : il avait tué, menti, dénoncé, pillé, violé. Mais user de faux en écritures, cela ne lui était pas encore arrivé.
— Il y a aussi l’ancien bailli de Béthune, Guillaume de la Planche, qui doit se souvenir et pourrait nous aider, car il était clerc chez Monseigneur Thierry en ce temps-là.
— Où est-il, cet ancien bailli ? demanda Robert.
— En prison.
Robert haussa les épaules. De mieux en mieux ! Ah ! il avait commis une erreur à se trop presser. Il aurait dû attendre de tenir les documents, et non pas se contenter de promesses. Mais aussi, il y avait cette occasion de l’hommage, que le roi lui-même lui avait conseillé de saisir…
Le vieux Lormet, de nouveau, passa la tête par l’entrebâillement de la porte.
— Oui ! je sais, lui cria Robert avec impatience. Il y a juste la place à traverser.
— C’est que le roi s’apprête à descendre, dit Lormet d’un ton de reproche.
— Bon, je viens.
Le roi, après tout, n’était que son beau-frère, et roi parce que lui, Robert, avait fait le nécessaire. Et cette chaleur ! Il se sentait ruisseler sous son manteau de pair.
Il s’approcha de la fenêtre, regarda la cathédrale aux deux tours inégales et ajourées. Le soleil frappait de biais la grande rosace de vitraux. Les cloches continuaient de sonner, couvrant les rumeurs de la foule.
Le duc de Bretagne, suivi de son escorte, montait les marches du porche central.
Ensuite, à vingt pas d’intervalle, s’avançait d’une démarche boiteuse le duc de Bourbon, la traîne de son manteau soulevée par deux écuyers.
Puis s’approchait le cortège de Mahaut d’Artois. Elle pouvait avoir le pas ferme, aujourd’hui, la dame Mahaut ! Plus haute que la plupart des hommes, et le visage fort rouge, elle saluait le peuple, de petites inclinations de tête, d’un air impérial. C’était elle la voleuse, la menteuse, l’empoisonneuse de rois, la criminelle qui soustrayait les actes scellés aux registres royaux ! Si près de la confondre, de remporter sur elle, enfin, la victoire à laquelle il travaillait depuis vingt ans, Robert allait-il être forcé de renoncer… et pour quoi ? Pour une clef égarée par une concubine d’évêque ? Est-ce que, contre les méchants, il ne convient pas d’user des mêmes méchancetés ? Doit-on se montrer si regardant sur le choix des procédés quand il s’agit de faire triompher le bon droit ?
À y bien penser, si Mahaut avait en sa possession les pièces retrouvées dans le coffre forcé du château d’Hirson – et à supposer qu’elle ne les eût pas immédiatement détruites comme tout portait à le croire – elle était bien empêchée de jamais les produire, ou de faire allusion à leur existence, puisque ces pièces constituaient la preuve de sa culpabilité. Elle serait bien prise, Mahaut, si on venait lui opposer des lettres toutes pareilles aux documents disparus ! Que n’avait-il la journée devant lui pour pouvoir réfléchir, s’informer davantage… Il fallait qu’avant une heure il eût décidé, et tout seul.
— Je vous reverrai, la femme ; mais tenez-vous coite, dit-il.
De fausses écritures, tout de même, c’était gros risque…
Il reprit sa monumentale couronne, s’en coiffa, jeta un regard aux miroirs qui lui renvoyèrent son image éclatée en trente morceaux. Puis il partit pour la cathédrale.
VI
L’HOMMAGE ET LE PARJURE
« Fils de roi ne saurait s’agenouiller devant fils de comte ! »