Il tournait, virait, avançait de deux pas, reculait, mais ne parvenait à saisir sa propre image que par fragments, comme les morceaux découpés d’un vitrail : à gauche, la garde d’or de la longue épée et, un peu plus haut, à droite, un morceau de poitrine où, sur la cotte de soie, étaient brodées ses armes ; ici l’épaule à laquelle s’accrochait par un fermail étincelant le grand manteau de pair, et près du sol les franges de la longue tunique retroussée par les éperons d’or ; et puis, tout au sommet, la couronne de pair à huit fleurons égaux, monumentale, sur laquelle il avait fait sertir tous les rubis achetés à la vente de feu la reine Clémence.
— Allons, je suis dignement vêtu, déclara-t-il. C’eût été pitié vraiment que je ne fusse pas pair, car la robe m’en sied bien.
La comtesse de Beaumont, elle-même en tenue d’apparat, semblait ne partager qu’à demi l’orgueilleuse allégresse de son époux.
— Êtes-vous sûr, Robert, demanda-t-elle d’une voix soucieuse, que cette dame arrive à temps ?
— Mais certes, mais certes, répondit-il. Et si même elle n’arrive pas ce matin, je n’en vais pas moins clamer ma requête, et je présenterai les pièces demain.
La seule gêne qu’éprouvait Robert en son beau costume lui venait d’avoir à le porter par la chaleur d’un été précoce. Il suait sous ce harnois d’or, de velours et de soies épaisses, et bien qu’il se fût baigné le matin aux étuves, il commençait de répandre un fort parfum de fauve.
Par la fenêtre, ouverte sur un ciel éclatant de lumière, on entendait les cloches de la cathédrale sonnant à la volée et dominant le bruit que peut faire dans une ville le train de cinq rois et de leurs cours.
Ce 6 juin de l’an 1329, en effet, cinq rois étaient présents à Amiens. De mémoire de chancelier, on ne se souvenait pas de pareille entrevue. Pour recevoir l’hommage de son jeune cousin d’Angleterre, Philippe VI avait tenu à inviter ses parents ou alliés, les rois de Navarre, de Bohême, et de Majorque, ainsi que le comte de Hainaut, le duc d’Athènes et tous les pairs, ducs, comtes, évêques, barons et maréchaux.
Six mille chevaux du côté français, et six cents du côté anglais. Ah ! Charles de Valois n’aurait pas désavoué son fils, ni son gendre Robert d’Artois, s’il avait pu voir cette assemblée !
Le nouveau connétable, Raoul de Brienne, pour son entrée en fonctions, avait eu la charge d’organiser le logement. Il s’en était tiré au mieux, mais il avait maigri de cinq livres.
Le roi de France occupait, avec sa famille, le palais épiscopal dont une aile avait été réservée à Robert d’Artois.
Le roi d’Angleterre était installé à la Malmaison,[8]
les autres rois dans les maisons bourgeoises. Les serviteurs dormaient dans les couloirs, les écuyers campaient autour de la ville avec les chevaux et les trains de bagages.Une foule innombrable était venue de la province proche, des comtés voisins, et même de Paris. Les badauds passaient les nuits sous les porches.
Tandis que les chanceliers des deux royaumes discutaient une dernière fois des termes de l’hommage et pour tomber d’accord, au bout de leurs palabres, sur l’impossibilité d’arriver à rien de précis, toute la noblesse d’Occident, depuis six jours, s’amusait de joutes et de tournois, de spectacles joués, de jongleries, de danses, et festoyait en de fantastiques ripailles qui, servies dans les vergers des palais, commençaient au grand soleil pour s’achever aux étoiles.
Des hortillonnages de l’Amiénois arrivaient, par barques plates poussées à la perche sur les étroits canaux, des monceaux d’iris, de renoncules, de jacinthes et de lis qu’on déchargeait sur les quais du marché d’eau pour aller les répandre dans les rues, les cours et les salles où devaient passer les rois.[9]
La ville était saturée du parfum de toutes ces fleurs écrasées, de ce pollen qui collait aux semelles et qui se mêlait à la forte odeur des chevaux et de la foule.Et les vivres ! Et les vins ! Et les viandes ! Et les farines ! Et les épices ! On poussait les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs vers les abattoirs qui fonctionnaient en permanence ; d’incessants charrois apportaient dans les cuisines des palais daims, cerfs, sangliers, chevreuils, lièvres, et tous les poissons de la mer, les esturgeons, les saumons, les bars, et la pêche de rivière, les longs brochets, les brèmes, les tanches, les écrevisses, et toutes les volailles, les plus fins chapons, les plus grasses oies, les faisans aux couleurs vives, les cygnes, les hérons en leur blancheur, les paons ocellés. Partout les tonneaux étaient en perce.
Quiconque arborait la livrée d’un seigneur, fût-ce le dernier laquais, faisait l’important. Les filles étaient folles. Les marchands italiens étaient venus de toutes parts à cette foire fabuleuse qu’organisait le roi. Les façades d’Amiens disparaissaient sous les soieries, les brocarts, les tapis pendus aux fenêtres, pour pavoiser.