Puis soudain, comme auparavant sous les contreforts des Emyn Muil, Sam contempla ces deux rivaux d’une vision autre. Une forme accroupie, à peine l’ombre d’un être vivant, une créature anéantie et entièrement perdue à présent, mais hideuse dans sa rage et dans sa convoitise ; et devant elle se dressait, sévère, et désormais inaccessible à la pitié, une silhouette vêtue de blanc, mais tenant en son sein une roue de feu. Une voix autoritaire parlait d’entre les flammes.
« Va-t’en, et cesse de me tourmenter ! Si jamais tu me touches à nouveau, tu seras toi-même jeté dans le Feu du Destin. »
La forme accroupie recula. La terreur se lisait dans ses yeux clignotants, en même temps qu’un désir insatiable.
Puis la vision passa et Sam vit Frodo debout, une main sur la poitrine, le souffle fort et entrecoupé, et Gollum agenouillé à ses pieds, les mains plaquées contre le sol, doigts écartés.
« Attention ! cria Sam. Il va sauter ! » Il s’avança, brandissant son épée. « Vite, Maître ! souffla-t-il. Allez-y ! Allez-y ! Pas de temps à perdre. Je m’occupe de lui. Allez-y ! »
Frodo leva les yeux vers lui comme vers quelqu’un d’à présent très lointain. « Oui, je dois y aller, dit-il. Adieu, Sam ! Enfin, nous y voici. Sur le Mont Destin, le destin tombera. Adieu ! » Il se détourna et poursuivit sa marche, lentement, mais le dos droit, sur le chemin ascendant.
« Bon ! dit Sam. Je peux enfin m’occuper de toi ! » Il s’élança l’épée au clair, prêt à se battre. Mais Gollum ne bondit pas. Il tomba face contre terre et se mit à geindre.
« Nous tuez pas, se lamenta-t-il. Nous faites pas de mal avec méchant acier cruel. Laissez-nous vivre, oui, vivre, juste encore un peu. Perdus, perdus ! On est perdus. Et quand le Trésor partira, on mourra, oui, on mourra dans la poussière. » Il pétrit les cendres du sentier de ses longs doigts décharnés. « De la pousssière ! » siffla-t-il.
La main de Sam fléchit. Son esprit était bouillant de colère et du souvenir d’actes odieux. Il serait juste de la tuer, cette créature perfide et assassine, juste et maintes fois mérité ; cela semblait aussi la seule option sûre. Mais au fond de son cœur, quelque chose le retenait : il ne pouvait frapper cette chose gisant dans la poussière, abandonnée, perdue, entièrement misérable. Lui-même avait un jour porté l’Anneau, quoique pour un court moment, et il entrevoyait maintenant l’agonie que l’esprit et le corps desséchés de Gollum avaient dû endurer sous l’empire de cet Anneau, sans pouvoir jamais de sa vie retrouver paix ou délivrance. Mais Sam n’avait pas de mots pour exprimer ce qu’il ressentait.
« Oh ! maudit sois-tu, sale puanteur ! dit-il. Va-t’en ! Disparais ! J’te ferais jamais confiance, même d’aussi loin que j’aurais le goût de te botter le derrière ; mais disparais. Ou j’vais te faire mal, oui, avec méchant acier cruel. »
Gollum se mit à quatre pattes et fit plusieurs pas en arrière, puis il se retourna et, au moment où Sam allait lui flanquer un coup de pied, il détala au bas de la côte. Sam ne fit plus attention à lui. Il se rappela soudain son maître. Il regarda dans le sentier mais ne le voyait plus. Il le gravit du plus vite qu’il put. S’il avait tourné la tête, il aurait pu voir Gollum faire demi-tour non loin en bas et, furibond, avec une lueur sauvage dans les yeux, le suivre vivement mais subrepticement, hantant ses pas, telle une ombre furtive parmi les pierres.
Le chemin continuait de grimper. Bientôt, il prit un nouveau tournant et, par une dernière flèche vers l’est, il passa une entaille dans la paroi du cône jusqu’à l’ouverture sombre au flanc de la Montagne, la porte des Sammath Naur. Au loin le soleil, montant au midi, brûlait d’un éclat lugubre au travers des fumées et des brumes, disque de rouge, morne et flou ; mais tout le Mordor s’étendait autour de la Montagne tel un pays mort et silencieux, replié sous les ombres, dans l’attente d’un terrible coup.
Sam se tint devant la bouche béante et regarda au-dedans. Elle était sombre et chaude, et un profond tremblement agitait l’air. « Frodo ! Maître ! » appela-t-il. Il n’y eut pas de réponse. Pendant un moment, il resta figé sous l’emprise d’une peur folle, le cœur battant la chamade, puis il plongea à l’intérieur. Une ombre le suivit.