Tandis que Frodo s’accrochait à son dos, les bras passés autour de son cou, les jambes tenues fermement sous ses aisselles, Sam se releva avec effort ; et à son grand étonnement, le fardeau lui parut léger. Il avait craint d’avoir à peine la force de soulever son maître seul, et de devoir supporter au surplus le poids horrible et accablant de l’Anneau maudit. Mais il n’en fut rien. Soit que Frodo fût à tel point amenuisé par ses longues souffrances, la blessure du poignard, le dard empoisonné, le chagrin et la peur, le voyage sans asile, soit qu’un dernier sursaut d’énergie eût été imparti à Sam, toujours est-il qu’il souleva Frodo sans plus de difficulté que s’il emmenait un enfant hobbit faire un tour sur son dos à travers les prés ou les pelouses du Comté. Il prit une grande respiration et se mit en route.
Ils avaient atteint le pied de la Montagne sur son côté nord, et un peu à l’ouest ; à cet endroit ses longues pentes grises, bien qu’accidentées, n’étaient pas raides. Frodo ne parlait pas, aussi Sam chemina-t-il de son mieux, sans rien pour le guider sinon la ferme intention de grimper aussi haut qu’il le pouvait, avant que ses forces lâchent et que sa volonté cède. Il se traîna en avant, encore et toujours plus haut, zigzagant de côté et d’autre afin d’adoucir la pente, manquant souvent de tomber la tête la première, et enfin rampant comme un escargot sous une trop lourde charge. Quand sa volonté ne put l’amener plus loin et qu’il sentit ses jambes se dérober sous lui, il s’arrêta et déposa doucement son maître à terre.
Frodo ouvrit les yeux et inspira profondément. La respiration était plus aisée au-dessus des vapeurs qui flottaient et tourbillonnaient en contrebas. « Merci, Sam, murmura-t-il d’une voix cassée. Est-ce encore loin d’où on est ? »
« J’en sais rien, dit Sam, parce que j’ignore où on va. »
Il regarda en arrière, il regarda en haut ; et il fut stupéfait de voir jusqu’où sa dernière poussée l’avait amené. La forme solitaire et menaçante de la Montagne avait paru plus haute qu’elle ne l’était en réalité. Sam constatait à présent qu’elle était moins élevée que les hauts cols de l’Ephel Dúath que Frodo et lui avaient dû franchir. La masse confuse et éboulée des épaulements de son large socle se dressait à environ trois mille pieds au-dessus de la plaine, et de là, sur une hauteur moitié moindre encore, pointait son haut cône central, tel un vaste four ou une épaisse cheminée surmontée d’un cratère échancré. Mais déjà, Sam avait escaladé plus de la moitié de la base, et la plaine du Gorgoroth paraissait sombre sous lui, drapée d’ombre et de fumée. Et il eût crié en regardant en haut, si sa gorge desséchée le lui avait permis ; car parmi les bosses et les saillies mouvementées au-dessus de lui, il voyait nettement un sentier ou une route. Telle une ceinture montant de l’ouest, elle venait, dessinait une ligne serpentine sur le flanc de la Montagne, et trouvait le bas du cône sur sa face est avant de disparaître de l’autre côté.
Sam ne pouvait voir son tracé inférieur immédiatement au-dessus de lui, car une pente abrupte s’élevait à ses pieds ; mais il se disait que s’il parvenait seulement à grimper un peu plus haut, Frodo et lui atteindraient ce chemin. Une lueur d’espoir lui revint. Ils pouvaient encore conquérir la Montagne. « Ma foi, il aurait pu être mis là par exprès ! pensa-t-il. S’il avait pas été là, j’aurais dû m’avouer vaincu en fin de compte. »
Le chemin n’avait pas été conçu exprès pour Sam. Lui-même ne le savait pas, mais il contemplait la Route de Sauron menant de Barad-dûr aux Sammath Naur, les Chambres du Feu. De l’immense porte sur la face ouest de la Tour Sombre, elle franchissait un profond abîme enjambé par un grand pont de fer, et, passant alors dans la plaine, elle parcourait une lieue entre deux gouffres fumants et rejoignait ainsi une longue chaussée en pente qui l’amenait sur le flanc est de la Montagne. De là, tournant, et ceignant toute sa vaste circonférence du sud au nord, elle parvenait enfin, sur les hauteurs du cône, mais encore loin du sommet fumant, à une ouverture sombre qui regardait à l’est, droit vers la Fenêtre de l’Œil de la forteresse de Sauron dans son manteau d’ombre. Souvent obstruée ou détruite par le tumulte des fourneaux de la Montagne, cette route était continuellement réparée et à nouveau dégagée par le labeur d’innombrables orques.
Sam prit une grande respiration. Il y avait un chemin, mais il ne savait trop comment faire pour gravir la pente qui y menait. Il lui fallait d’abord reposer son échine douloureuse. Il s’étendit aux côtés de Frodo un moment. Ni l’un ni l’autre ne disait mot. Lentement, la lumière croissait. Soudain, Sam fut envahi d’un sentiment d’urgence qu’il ne comprenait pas. C’était comme si on l’appelait : « Vite, vite, ou il sera trop tard ! » Il prit sur lui de se relever. Frodo aussi semblait avoir senti l’appel. Avec effort, il se dressa sur ses genoux.
« Je vais ramper, Sam », dit-il en un souffle.