Sam s’approcha et lui baisa la main. « Alors, plus vite on s’en sera débarrassés, plus vite on se reposera », hasarda-t-il d’une voix hésitante, ne trouvant rien de mieux à dire. « Ça n’arrange rien de parler », murmura-t-il pour lui-même, tandis qu’il rassemblait toutes les choses qu’ils avaient choisi de jeter. Il n’entendait pas les laisser au milieu du désert à la vue des regards. « Chlingueur a ramassé les mailles d’orques, à ce qu’il paraît ; on va pas lui fournir une épée en plus. Ses mains nues sont déjà assez dangereuses. Et je le laisserai pas toucher à mes casseroles ! » Là-dessus, il porta tous les objets à l’une des nombreuses fissures qui s’ouvraient dans la terre, et il les y jeta. Le bruit de ses précieuses casseroles disparaissant dans les ténèbres résonna dans son cœur comme le glas d’un mort.
Il retourna auprès de Frodo, puis il coupa un bout de sa corde elfique pour servir de ceinture à son maître et serrer ainsi la cape grise autour de sa taille. Il enroula soigneusement le reste de la corde et la remit dans son paquet. Outre cela, il conserva seulement leurs dernières gaufrettes de pain de route, la gourde, ainsi que Dard, qui pendait toujours à sa ceinture ; et, dissimulées contre son sein dans une poche de sa tunique, la fiole de Galadriel et la petite boîte qu’elle lui avait personnellement offerte.
Enfin, ils se tournèrent face à la montagne et repartirent, sans plus songer à se cacher, mais concentrant leur lassitude et leur volonté défaillante sur la seule idée de persévérer. Dans la morne pénombre du demi-jour, rares sont ceux qui, même en cette terre de vigilance, eussent pu les apercevoir, sauf de très près. De tous les esclaves du Seigneur Sombre, seuls les Nazgûl auraient pu l’avertir du péril qui s’immisçait, minuscule mais irréductible, au cœur même de son royaume pourtant bien gardé. Mais les Nazgûl et leurs ailes noires étaient sortis pour une autre mission : leur ombre rassemblée loin de là planait sur la marche des Capitaines de l’Ouest, et la pensée de la Tour Sombre était dirigée de ce côté.
Ce jour-là, il parut à Sam que son maître avait trouvé une nouvelle force, laquelle ne pouvait entièrement s’expliquer par le faible allégement de sa charge. Les premières étapes de leur marche les menèrent plus loin qu’il ne l’avait espéré et plus vite que prévu. Le pays était âpre et hostile, mais ils firent de grands progrès malgré tout, et la Montagne approchait sans cesse. Néanmoins, comme la journée avançait, la faible lumière ne baissant que trop vite, Frodo se courba de nouveau et se mit à chanceler, comme si l’effort renouvelé avait dilapidé le peu de forces qu’il lui restait.
À leur dernière halte, il s’affaissa sur le sol et dit : « J’ai soif, Sam », après quoi il ne parla plus. Sam lui donna une gorgée d’eau ; il n’en restait plus qu’une seule. Lui-même s’en priva ; et tandis que la nuit du Mordor retombait autour d’eux, toutes ses pensées étaient traversées par le souvenir de l’eau ; et chacun des ruisseaux ou rivières ou fontaines qu’il avait jamais vus, sous le vert ombrage des saules ou dans le chatoiement du soleil, dansait et ruisselait pour son plus grand tourment derrière les fenêtres aveugles de ses yeux. Il sentait la boue fraîche entre ses orteils alors qu’il barbotait dans l’Étang de Belleau avec Jolly Casebonne, Tom et Nibs, et leur sœur Rosie. « Mais c’était il y a des années, soupira-t-il, bien loin d’ici. Le chemin de retour, s’il y en a un, passe par la Montagne. »
Il ne trouvait pas le sommeil et débattait intérieurement. « Allons bon, ça s’est mieux passé que ce que t’avais prévu, dit-il d’un ton déterminé. Ça a bien commencé, en tout cas. Je pense qu’on a dû faire la moitié de la distance avant de s’arrêter. Encore un jour et ce sera fait. » Il marqua une pause.
« Sois pas idiot, Sam Gamgie, fit sa voix en réponse. Il tiendra pas une autre journée comme ça, s’il est même capable de bouger. Et tu tiendras pas beaucoup plus longtemps si tu continues à lui donner toute l’eau et presque toute la nourriture. »
« Je peux tenir encore un bon bout, en tout cas, et j’y compte bien. »
« Jusqu’où ? »
« Jusqu’à la Montagne, naturellement. »
« Et puis quoi, Sam Gamgie ? Quoi ? Quand tu y seras, qu’est-ce que tu vas faire ? Il arrivera à rien par lui-même. »
À son grand désarroi, Sam constata qu’il n’avait aucune réponse à cette question. Il n’avait même pas un commencement d’idée. Frodo ne lui avait pas beaucoup parlé de sa mission, et Sam savait seulement que l’Anneau devait être envoyé au feu d’une quelconque façon. « Les Failles du Destin, murmura-t-il, ce vieux nom lui revenant à l’esprit. Eh bien, si Maître sait comment les trouver, je peux pas en dire autant. »