Enfin, brisé par tant de soucis, Sam se mit à somnoler, sans plus penser au lendemain ; il ne pouvait rien faire de plus. Entre veille et sommeil, des rêves troublants le visitaient. Il voyait des lumières semblables à des yeux cruels, et des formes noires aux mouvements furtifs, et il entendait des sons rappelant des bêtes sauvages, ou les cris atroces d’êtres torturés ; et il se réveillait en sursaut pour s’apercevoir que le monde alentour était entièrement sombre, peuplé de ténèbres vides. Une fois seulement, comme il se levait et jetait autour de lui des regards effarés, crut-il apercevoir, même réveillé, de pâles lumières semblables à des yeux ; mais bientôt elles clignotèrent et disparurent.
L’infâme nuit passa lentement et à contrecœur. Le matin qui lui succéda ne donna que peu de lumière ; car à l’approche de la Montagne, l’air avait toujours cette teinte fuligineuse, tandis que de la Tour Sombre se répandaient les voiles d’Ombre que Sauron tissait autour de lui. Frodo, couché sur le dos, ne bougeait pas. Sam se tenait auprès de lui, n’osant pas parler, mais sachant que la parole lui incombait : il devait atteler la volonté de son maître à un nouvel effort. Enfin, se penchant pour lui caresser le front, il murmura à l’oreille de Frodo.
« Debout, Maître ! dit-il. C’est l’heure de reprendre la marche. »
Comme au son d’une soudaine cloche, Frodo se redressa d’un trait, puis il se leva et regarda au sud ; mais au moment où ses yeux contemplèrent la Montagne et le désert environnant, son courage vacilla de nouveau.
« Je n’y arriverai pas, Sam, dit-il. C’est un tel poids à porter, un si grand poids. »
Sam sut, avant même d’ouvrir la bouche, que ses paroles étaient vaines, qu’elles causeraient sans doute plus de mal que de bien ; mais la pitié fit en sorte qu’il ne put garder le silence. « Alors laissez-moi le porter un peu pour vous, Maître, dit-il. Je vais le faire avec plaisir, vous le savez, tant qu’il me restera des forces. »
Une lueur farouche parut dans les yeux de Frodo. « Écarte-toi ! Ne me touche pas ! s’écria-t-il. Il est à moi, je te dis. Va-t’en ! » Sa main s’égara sur la poignée de son épée. Mais alors, sa voix changea rapidement. « Non, non Sam, dit-il tristement. Mais il faut que tu comprennes. C’est mon fardeau, et personne d’autre ne peut le porter. Il est trop tard, maintenant, cher Sam. Tu ne peux pas m’aider de cette manière une seconde fois. Je suis presque en son pouvoir, à présent. Je ne pourrais pas m’en séparer, et si tu essayais de me le prendre, j’en deviendrais fou. »
Sam hocha la tête. « Je comprends, dit-il. Mais je me disais, monsieur Frodo, qu’il y a encore des choses dont on pourrait se passer. Et si on allégeait un peu la charge ? On va de ce côté, maintenant, aussi net que possible. » Il leva le doigt vers la Montagne. « C’est pas la peine d’emporter des choses qui risquent de jamais nous servir. »
Frodo se tourna de nouveau vers la Montagne. « Non, dit-il, il ne nous faudra pas grand-chose sur cette route. Et à la fin, rien. » Il ramassa son bouclier d’orque, le jeta au loin, et lança son casque à la suite. Il retira alors la cape grise, défit la lourde ceinture et la laissa choir sur le sol avec l’épée dans sa gaine. Il déchira la cape noire en lambeaux et les éparpilla.
« Voilà, je ne serai plus un orque, s’écria-t-il, et je ne porterai plus d’arme, noble ou vile. Qu’ils me prennent, s’ils le veulent ! »
Sam fit de même, délaissant son attirail d’orque ; et il vida tout le contenu de son paquet. Peu à peu, il s’était attaché à chacun de ces objets, ne fût-ce que parce qu’il les avait portés aussi loin, et au prix de tant d’efforts. Le plus dur fut de se séparer de ses ustensiles de cuisine. Ses yeux se remplirent de larmes à l’idée de devoir les jeter.
« Vous rappelez-vous ce petit bout de lapin, monsieur Frodo ? demanda-t-il. Et notre campement sous le talus ensoleillé, au pays du capitaine Faramir, le jour où j’ai vu un oliphant ? »
« Non, je crains que non, Sam, répondit Frodo. Du moins, je sais que ces choses sont arrivées, mais je ne puis les voir. Aucun goût de nourriture, ni sensation d’eau, ni rumeur de vent, aucun souvenir d’arbre, d’herbe ou de fleur, ni reflet de lune ou d’étoile ne me reste. Je suis nu dans les ténèbres, Sam, et il n’y a aucun voile pour me séparer de la roue de feu. Je commence à la voir même de mes yeux éveillés, et tout le reste s’estompe. »