Il prenait un risque beaucoup plus grand qu’il n’en avait conscience ; mais Frodo était trop préoccupé par son fardeau et par sa lutte intérieure pour discuter, et presque trop désespéré pour s’en soucier. Ils montèrent sur la chaussée et se traînèrent le long de la route, dure et cruelle, celle-là même qui menait jusqu’à la Tour Sombre. Mais leur chance tint bon et, tout le reste de cette journée, ils ne rencontrèrent nulle chose vivante ou animée ; et quand la nuit tomba, ils se fondirent dans les ténèbres du Mordor. Tout le pays ruminait comme dans l’attente d’une énorme tempête ; car les Capitaines de l’Ouest avaient passé la Croisée des Routes et incendié les funestes prairies d’Imlad Morgul.
Le voyage désespéré se poursuivit de semblable manière, tandis que l’Anneau descendait au sud et que la bannière des rois montait vers le nord. Pour les hobbits, chaque jour, chaque mille était plus difficile que le précédent, tandis que leurs forces s’épuisaient et que le pays se faisait plus maléfique. Ils ne voyaient aucun ennemi de jour. Parfois, la nuit, alors qu’ils se terraient ou sommeillaient avec inquiétude dans quelque cachette en bordure de la route, ils entendaient des cris et le bruit de nombreux pas, ou la course précipitée d’une monture cruellement surmenée. Mais de tels dangers paraissaient dérisoires en regard de la menace qui les martelait et ne cessait de s’approcher : la terrible menace du Pouvoir qui attendait, tout absorbé dans ses réflexions et sa malveillance toujours en éveil, derrière le sombre voile entourant son Trône. Elle se faisait toujours plus proche, se dressait de plus en plus noire, comme l’apparition d’un mur de nuit aux derniers confins du monde.
Vint enfin un terrible soir ; et alors même que les Capitaines de l’Ouest voyaient la fin des terres vivantes, les deux voyageurs vivaient une heure de profond désespoir. Quatre jours s’étaient écoulés depuis qu’ils avaient échappé aux orques, mais le temps s’étendait derrière eux comme un rêve toujours plus obscur. Frodo n’avait pas parlé de toute cette journée-là ; à demi courbé, il trébuchait souvent dans sa marche, comme si ses yeux ne voyaient plus la route à ses pieds. Sam devinait que, de toutes leurs souffrances, il endurait la pire, le poids croissant de l’Anneau, un fardeau pour le corps et un tourment pour l’esprit. Avec grande inquiétude, Sam avait remarqué la façon que son maître avait de lever souvent la main gauche, comme pour se garder d’un coup, ou protéger ses yeux à demi fermés d’un Œil redoutable cherchant à y regarder. Et parfois sa main droite venait se crisper sur son sein ; puis, comme la volonté reprenait le dessus, elle se retirait.
Or, tandis que retombaient les ténèbres nocturnes, Frodo était assis, la tête entre les genoux ; ses bras pendaient avec lassitude jusqu’au sol où reposaient ses mains, secouées de faibles spasmes. Sam resta à l’observer, jusqu’à ce que la nuit les recouvrît tous deux et que l’un fût caché à la vue de l’autre. Il ne trouvait plus rien à dire ; aussi se tourna-t-il à son tour vers ses sombres pensées. Lui-même avait encore des forces, malgré sa fatigue et l’ombre de peur qui pesait sur lui. Le
« De l’eau, de l’eau ! » marmonnait Sam. Il s’était privé et, dans sa bouche desséchée, il sentait sa langue épaisse et gonflée ; mais malgré toutes ses précautions, il ne leur en restait que très peu, peut-être la moitié de sa gourde, et ils pouvaient avoir encore des jours à marcher. Elle eût été vide depuis longtemps s’ils n’avaient pas osé suivre la grand-route. Car de loin en loin, des citernes y avaient été construites à l’usage des troupes dépêchées à travers les régions sans eau. Au fond de l’une d’elles, Sam avait trouvé un vieux reste d’eau, croupie, rendue trouble par les orques, mais encore passable au vu de leur situation. Or, cela faisait déjà un jour ; il n’y avait pas espoir d’en trouver davantage.