Sam tenta d’évaluer les distances et de décider quel chemin ils devaient prendre. « Ça m’a tout l’air de cinquante milles au bas mot, marmonna-t-il d’un air sombre, les yeux fixés sur la menace de la montagne ; et ça, c’est une semaine et pas un jour de moins, avec M. Frodo arrangé comme il est. » Il secoua la tête, et comme il s’employait à calculer, une pensée funeste se dessina lentement dans sa tête. L’espoir ne s’était jamais longtemps éteint dans son indéfectible cœur, et jusqu’à présent il avait toujours eu égard au voyage de retour. Mais la cruelle vérité le frappa enfin de plein fouet : au mieux, leurs provisions les conduiraient au but ; et une fois leur mission terminée, ils trouveraient leur fin, seuls, sans abri, sans nourriture, au milieu d’un terrible désert. Il ne pouvait y avoir aucun retour.
« C’était donc ça, la tâche que je sentais devoir accomplir quand je suis parti, pensa Sam : aider M. Frodo jusqu’au dernier pas, et mourir avec lui ? Eh bien, si c’est ça, je dois le faire. Mais comme je voudrais revoir Belleau, Rosie Casebonne et ses frères, et l’Ancêtre, et Bouton-d’or et les autres. Que Gandalf ait pu embarquer M. Frodo dans c’t’histoire, sachant qu’il y avait pas d’espoir qu’il revienne, ça me rentre pas dans la tête. Tout est allé de travers du moment qu’il est tombé en Moria. Si seulement il avait pu en réchapper… Il aurait fait quelque chose. »
Mais tandis que l’espoir s’éteignait en lui, ou paraissait s’éteindre, il se changea en une nouvelle force. Son visage ordinaire de hobbit prit un air sévère, presque sinistre, tandis que sa volonté se durcissait en lui, et il sentit dans tous ses membres une sorte de frémissement, comme s’il se transformait en une créature de pierre et d’acier que le désespoir ne pouvait atteindre, non plus que la fatigue, ni les milles infinis du désert.
Fort d’un nouveau sens du devoir, Sam ramena les yeux vers les environs immédiats, considérant la prochaine étape. La lumière croissait peu à peu, et il fut surpris de constater que la plaine qu’il avait perçue de loin comme une vaste terre uniforme était en fait un pays inégal et tourmenté. En effet, toute la surface des plaines du Gorgoroth était criblée de larges trous, comme si, du temps où elles n’étaient encore qu’une étendue de fange, elles avaient reçu une grêle de flèches et de projectiles. Les plus grands de ces trous étaient ceinturés par des arêtes de roche brisée, et de larges fissures en partaient dans toutes les directions. C’était un pays où il serait possible de fuir d’une cachette à l’autre, à l’insu de tous les regards hormis les plus attentifs – possible du moins pour qui était fort et ne connaissait pas l’urgence. Pour des voyageurs affamés et épuisés, avec une longue route à faire avant que la vie ne s’éteigne, il avait un aspect sinistre.
Avec toutes ces pensées en tête, Sam retourna auprès de son maître. Il n’eut pas à le réveiller. Frodo était étendu sur le dos, les yeux ouverts, fixant le ciel nuageux. « Bon, monsieur Frodo, dit Sam, j’ai examiné les environs, et j’en ai profité pour réfléchir un peu. Il y a personne sur les routes, et on ferait mieux de s’éloigner pendant qu’on peut. En êtes-vous capable ? »
« Oui, j’en suis capable, dit Frodo. Il le faut. »
Ils repartirent une nouvelle fois, rampant de creux en creux, volant d’abri en abri, mais toujours se dirigeant en oblique vers les contreforts de la chaîne septentrionale. Toutefois, tandis qu’ils avançaient, la route la plus à l’est ne cessait de les suivre, avant de s’écarter pour mieux serrer la lisière des montagnes loin devant eux, dans un mur d’ombre noire. Ni homme ni orque ne foulait plus sa surface grise et unie ; car le Seigneur Sombre avait presque achevé ses mouvements de troupes, et, même dans l’enceinte de son propre royaume, il recherchait le couvert de la nuit, craignant les vents du monde qui s’étaient retournés contre lui, arrachant ses voiles, et préoccupé par les rumeurs d’intrépides espions ayant passé ses défenses.
Les hobbits franchirent quelques pénibles milles avant de s’arrêter. Frodo semblait presque à bout de forces. Sam vit qu’ils ne pourraient pas continuer longtemps de cette manière, tantôt à quatre pattes, tantôt pliés en deux, suivant ici un chemin incertain et fastidieux, trébuchant là dans une course précipitée.
« Je retourne sur la route pendant qu’il y a encore de la lumière, monsieur Frodo, dit-il. Tenter de nouveau notre chance ! Elle nous a presque lâchés la dernière fois, mais pas complètement. Un bon pas pendant quelques milles encore, puis repos. »