« Bon, tu vois ! vint la réponse. Tout ça est plus qu’inutile. Il l’a dit lui-même. C’est toi l’idiot qui continue à espérer et à peiner. Vous auriez pu vous étendre côte à côte et fermer les yeux ensemble il y a de ça des jours, si t’étais pas si obstiné. Mais tu mourras tout de même, ou pire. Aussi bien t’allonger tout de suite et tout laisser tomber. De toute façon, t’arriveras jamais en haut. »
« J’y arriverai, même si je dois tout laisser excepté mes os, dit Sam. Et je vais moi-même porter M. Frodo jusque-là, quitte à me briser le dos et le cœur. Alors cesse de discuter ! »
À ce moment, Sam sentit la terre trembler sous lui, et il entendit ou perçut un lointain et profond grondement, comme un tonnerre emprisonné sous terre. Une flamme rouge clignota rapidement sous les nuages et mourut aussitôt. La Montagne aussi dormait d’un sommeil agité.
La dernière étape de leur voyage jusqu’à l’Orodruin arriva, et ce fut un tourment plus grand que tout ce que Sam avait jamais cru pouvoir endurer. Il souffrait, et il était si assoiffé qu’il ne parvenait même plus à avaler la moindre bouchée. Le ciel demeura sombre, mais les fumées de la Montagne n’étaient pas les seules responsables : un orage semblait imminent et, loin au sud-est, sous les cieux noirs, se voyait un chatoiement d’éclairs. Pire que tout, l’air était rempli de vapeurs délétères ; la respiration était pénible et douloureuse, et ils étaient pris d’étourdissements, de sorte qu’ils vacillaient sur leurs jambes et tombaient souvent. Mais leur volonté ne fléchissait pas, et ils continuaient malgré tout.
La Montagne ne cessait d’approcher, à tel point que, s’ils levaient leurs têtes lourdes, sa vaste forme emplissait toute leur vue : un gigantesque amas de cendres, de scories et de pierre calcinée, au milieu duquel s’élevait un cône aux flancs abrupts, perçant les nuages. Avant que cette journée crépusculaire ne fût terminée et la nuit véritable revenue, ils avaient rampé et trébuché jusqu’à son pied même.
Avec un râle, Frodo se jeta sur le sol. Sam s’assit auprès de lui. À sa surprise, il se sentait fatigué mais plus léger, et ses idées semblaient s’être de nouveau éclaircies. Aucun débat intérieur ne le troublait plus. Tous les arguments du désespoir lui étaient connus, et il refusait d’y prêter l’oreille. Sa volonté était arrêtée, et seule la mort pourrait la briser. Il ne se sentait plus aucun désir ni besoin de dormir, mais plutôt un besoin de vigilance. Il savait que tous les risques et les périls confluaient désormais vers un même point : le jour suivant serait un jour fatidique, celui de l’ultime effort ou du désastre final, le dernier sursaut.
Mais quand viendrait-il ? La nuit paraissait sans fin et en dehors du temps ; les minutes tombaient mortes, l’une après l’autre, sans jamais s’additionner en heures, sans apporter aucun changement. Sam commença à se demander si une seconde obscurité avait débuté et si aucun jour viendrait jamais. Enfin, cherchant à tâtons, il trouva la main de Frodo. Elle était froide et tremblante. Son maître frissonnait.
« J’aurais pas dû me débarrasser de ma couverture », marmonna Sam ; et, s’allongeant auprès de Frodo, il voulut le réconforter avec ses bras et son corps. Puis le sommeil le prit, et la lueur crépusculaire du dernier jour de leur quête les trouva côte à côte. Le vent était tombé la veille en se détournant de l’Ouest. Il soufflait à présent du nord et se mit à fraîchir ; et lentement, la lumière d’un Soleil invisible filtra jusque dans les ombres où étaient étendus les hobbits.
« En avant ! En avant pour le dernier sursaut ! » dit Sam en se remettant péniblement sur pied. Il se pencha sur Frodo et le réveilla doucement. Frodo gémit ; mais par un terrible effort de volonté, il se releva, chancelant ; puis il retomba à genoux. Il leva les yeux avec difficulté vers les pentes sombres du Mont Destin qui se dressaient au-dessus de lui, puis il se mit à ramper, pitoyablement, à quatre pattes.
Sam l’observa et pleura intérieurement, mais aucune larme ne monta à ses yeux secs et irrités. « J’ai dit que je le porterais, quitte à me briser le dos, murmura-t-il, et je le ferai ! »
« Allons, monsieur Frodo ! s’écria-t-il. Je peux pas le porter à votre place, mais je peux vous porter, vous, et lui en même temps. Alors relevez-vous ! Allons, cher monsieur Frodo ! Sam va vous emmener en promenade. Dites-lui juste où aller, et il ira. »