« Mais comment pourrait-on savoir si l’heure est venue ou non, sinon en risquant la Porte ? dit Éomer. Et je n’irais pas par là, toutes les armées du Mordor dussent-elles se dresser devant moi, fussé-je seul et sans autre refuge. Pourquoi faut-il qu’un homme au si grand cœur soit pris d’une humeur noire à l’heure de la nécessité ? Le monde ne compte-t-il pas assez d’horreurs sans qu’il soit besoin d’aller les déterrer ? La guerre est à nos portes. »
Il s’arrêta, car des bruits montaient à l’extérieur : un homme criant le nom de Théoden, et le qui-vive des sentinelles.
Vint alors le capitaine de la Garde, écartant le rideau. « Il y a ici un homme, sire, dit-il, une estafette du Gondor. Il demande à venir devant vous sur-le-champ. »
« Qu’il vienne ! » dit Théoden.
Un homme de grande stature s’avança, et Merry étouffa un cri : pendant un instant, il crut que Boromir était revenu à la vie et marchait parmi eux. Puis il vit qu’il n’en était rien : le nouveau venu était un étranger, mais si semblable à Boromir qu’il aurait pu être un frère, grand, les yeux gris, la tête haute. Il était vêtu à la manière d’un cavalier, portant une cotte de mailles fines sous sa cape vert foncé ; le devant de son casque était orné d’une petite étoile argent. Il avait à la main une unique flèche, aux pennes noires et aux barbelures d’acier, mais la pointe était peinte en rouge.
Il mit un genou à terre et présenta la flèche à Théoden. « Je vous salue, Seigneur des Rohirrim, ami du Gondor ! dit-il. Hirgon me nommé-je, estafette de Denethor, qui vous apporte cet emblème de guerre. Le Gondor est aux abois. Souvent les Rohirrim nous ont aidés, mais cette fois, le seigneur Denethor requiert toute votre force et votre diligence, sans quoi le Gondor tombera pour de bon. »
« La Flèche Rouge ! » dit Théoden, la prenant, comme une convocation depuis longtemps attendue, mais non moins terrible quand elle vient. Sa main tremblait. « La Flèche Rouge n’a pas été vue dans la Marche de toutes mes années ! En sommes-nous donc arrivés là ? Et quelle idée le seigneur Denethor se fait-il de ma force et de ma diligence ? »
« Vous le savez mieux que quiconque, sire, dit Hirgon. Mais il se pourrait que Minas Tirith soit encerclée avant peu, et à moins que vous n’ayez la force de mettre fin au siège de nombreuses forces, le seigneur Denethor me prie de vous dire que, selon son estimation, la vaillante armée des Rohirrim se porterait mieux au-dedans de ses murs qu’au-dehors. »
« Il n’est pourtant pas sans savoir que nous préférons combattre à cheval et en terrain ouvert, et nous sommes un peuple dispersé, aussi faut-il du temps pour assembler nos Cavaliers. N’est-il pas vrai, Hirgon, que le Seigneur de Minas Tirith en sait plus qu’il ne le laisse entendre ? Car nous sommes déjà en guerre, comme vous l’avez sans doute constaté, et vous ne nous trouvez pas entièrement pris de court. Gandalf le Gris est venu parmi nous, et nous sommes en plein rassemblement pour la bataille dans l’Est. »
« Ce que le seigneur Denethor peut savoir ou deviner de ces choses, je ne puis vous le dire, répondit Hirgon. Mais l’heure est certes grave pour nous. Mon seigneur ne vous commande en rien ; il vous implore seulement, vous prie de vous rappeler les anciennes amitiés, les serments prononcés il y a longtemps ; et de faire, pour votre propre bien, tout ce qui est en votre pouvoir. On apprend que de nombreux rois sont partis de l’Est pour servir le Mordor. Du Nord jusqu’au champ de Dagorlad, il y a des escarmouches et des rumeurs de guerre. Dans le Sud, les Haradrim sont en mouvement, et toutes nos régions côtières sont en état d’alerte, de sorte qu’elles n’enverront que peu d’aide. Hâtez-vous ! Car c’est devant les murs de Minas Tirith que se jouera la destinée de notre époque, et si le flot n’y est pas endigué, il envahira toutes les belles prairies du Rohan ; et même ce Fort au milieu des collines ne sera plus un refuge. »
« De bien sombres nouvelles, dit Théoden, mais qui ne me surprennent pas toutes. Dites toutefois à Denethor que nous l’aiderions quand même, le Rohan fût-il exempt de menace. Reste que nous avons essuyé de lourdes pertes en combattant Saruman le traître, et qu’il nous faut encore penser à nos frontières au nord et à l’est, comme les nouvelles de Denethor en font foi. Le Seigneur Sombre semble exercer une telle puissance, à présent, qu’il pourrait bien nous contenir devant la Cité, tout en frappant un grand coup de l’autre côté du Fleuve, au-delà de la Porte des Rois.