Ils partirent donc en direction de l’ombre. Douze lieues à l’est d’Edoras, dans les bosquets de saules où la Snawburna rejoignait l’Entévière, ils campèrent pour la nuit. Puis ils traversèrent le Folde ; puis le Fenmark, où de grandes forêts de chênes poussaient à la lisière des collines sur leur droite, dans l’ombre du Halifirien aux frontières du Gondor ; tandis que, sur leur gauche, les brumes s’étendaient au loin sur les marécages aux bouches de l’Entévière. Et chemin faisant, des rumeurs de guerre leur parvenaient du Nord. Des hommes isolés, fuyant au hasard, disaient que leurs frontières orientales étaient assaillies, que des armées d’Orques marchaient sur le Wold du Rohan.
« En avant ! En avant ! cria Éomer. Il est trop tard pour nous détourner. Les marécages de l’Entévière devront protéger notre flanc. Seule la hâte nous sauvera. En avant ! »
Le roi Théoden quitta alors son propre royaume, et la route s’étira, mille après mille, et les collines défilèrent : le Calenhad, le Min-Rimmon, l’Erelas, le Nardol. Mais les feux d’alarme ne brûlaient plus. Tout le pays était gris et d’un silence de mort ; l’ombre ne cessait de croître devant eux, et l’espoir fléchit dans tous les cœurs.
4Le siège du Gondor
Pippin fut réveillé par Gandalf. Leur chambre était éclairée de bougies, car seul un faible crépuscule entrait par les fenêtres ; l’air était lourd comme à la venue d’un orage.
« Quelle heure est-il ? » demanda Pippin, bâillant.
« Passé la deuxième heure, dit Gandalf. Il est temps de vous lever et de vous rendre présentable. Vous êtes convoqué devant le Seigneur de la Cité pour prendre connaissance de vos nouvelles fonctions. »
« Est-ce qu’il s’occupe du petit déjeuner ? »
« Non ! Je vous l’ai fourni : c’est tout ce que vous aurez d’ici midi. Les vivres sont maintenant distribués au compte-gouttes. »
Pippin regarda d’un air dépité le petit pain rond et la plaquette de beurre bien insuffisante (se dit-il) posés sur la table à son intention, à côté d’un gobelet de lait trop clair. « Pourquoi m’avoir amené ici ? » demanda-t-il.
« Vous le savez très bien, dit Gandalf. Pour vous tenir loin des mauvais coups ; et si vous n’êtes pas content d’y être, il n’y a qu’à vous rappeler que vous l’avez cherché. » Pippin se tut.
Bientôt, il marchait de nouveau avec Gandalf le long du froid corridor menant à la porte de la Salle de la Tour. Denethor y était assis dans la pénombre grise, comme une vieille et patiente araignée, pensa Pippin ; il semblait n’avoir pas bougé depuis la veille. Il fit signe à Gandalf de s’asseoir, mais Pippin resta debout un moment sans qu’on lui prêtât attention. Enfin, le vieillard se tourna vers lui :
« Eh bien, maître Peregrin. J’espère que la journée d’hier vous aura été profitable, et agréable ? Encore que la table ne soit pas aussi bien garnie chez nous que vous pourriez le souhaiter, je le crains. »
Pippin eut la désagréable impression que tout ce qu’il pouvait dire ou faire venait à l’attention du Seigneur de la Cité, et que même ses pensées lui étaient connues en grande partie. Il ne répondit pas.
« Que comptez-vous faire à mon service ? »
« Je croyais que vous me diriez ce que vous attendez de moi, sire. »
« Je vous le dirai quand je saurai à quoi vous vous entendez, répondit Denethor. Mais peut-être le saurai-je plus vite si je vous garde auprès de moi. L’écuyer de ma chambre a demandé congé pour rejoindre la garnison extérieure, aussi le remplacerez-vous pour un temps. Vous me servirez à boire et à manger, vous porterez mes messages et vous me parlerez, si la guerre et ses délibérations me laissent quelque loisir. Savez-vous chanter ? »
« Oui, dit Pippin. Oui, enfin, assez bien pour les gens de mon pays. Mais nous n’avons pas de chansons qui conviennent aux grandes salles et aux jours malheureux, seigneur. Nous chantons rarement des choses plus terribles que le vent ou la pluie. Et la plupart de mes chansons parlent de choses qui nous font rire ; ou du manger et du boire, naturellement. »
« Et en quoi ces chansons ne conviendraient-elles pas à mes salles, ou à des jours comme ceux-ci ? Nous qui vivons depuis longtemps sous la menace de l’Ombre, nous aimerions sans doute à entendre les échos d’un pays qu’elle n’a jamais troublé. Ainsi, nous pourrions nous dire que notre veille n’a pas été vaine, à défaut de remerciements. »