« Il n’en est pas encore certain, dit Gandalf, et il n’a pas bâti sa puissance en attendant que ses ennemis soient prêts, comme nous l’avons fait. Et même si nous avions l’Anneau, nous ne pourrions apprendre à maîtriser son plein pouvoir en une journée. D’ailleurs, il ne peut servir qu’un maître à la fois, un seul ; et Sauron s’attendra à une période de dissensions avant que l’un des plus puissants d’entre nous se rende maître des autres et les réduise à la soumission. Durant cette période, l’Anneau pourrait l’aider, si Sauron décidait de nous surprendre.
« Il observe. Il voit et entend bien des choses. Ses Nazgûl rôdent toujours. Ils ont survolé ce champ avant le lever du soleil, bien que peu de gens, fatigués ou endormis, s’en soient avisés. Il étudie les signes : l’Épée qui l’a privé de son trésor à nouveau reforgée, le vent de la fortune tournant en notre faveur et l’échec inattendu de son premier assaut, la chute de son grand Capitaine.
« Le doute grandit en lui, alors même que je vous parle. Son Œil est concentré sur nous, quasi aveugle à toute autre chose qui se meut. C’est ainsi qu’il faut le garder. Tout notre espoir est là. Mon conseil est donc celui-ci. Nous n’avons pas l’Anneau. Acte de sagesse ou immense folie, il a été envoyé pour être détruit, afin qu’il ne nous détruise. Sans lui, nous ne pouvons par la force écraser celle de Sauron. Mais nous devons à tout prix détourner son Œil du véritable danger qui le guette. Nous ne pouvons le vaincre par les armes, mais par les armes nous pouvons donner au Porteur de l’Anneau sa seule chance, si ténue soit-elle.
« Aragorn a montré la voie, et il nous faut continuer. Il faut pousser Sauron à jouer son dernier coup de dés. Il faut débusquer la force qu’il tient cachée, afin qu’il vide son territoire. Il faut marcher incontinent à sa rencontre. Il faut être l’appât, ses mâchoires dussent-elles se refermer sur nous. Il saisira cet appât, avec espoir et convoitise ; car dans cet acte de témérité, il croira voir la hardiesse du nouveau Seigneur de l’Anneau, et il dira : “Tiens donc ! il tend le cou trop tôt et trop loin. Qu’il vienne : alors, j’aurai pour lui un piège dont il ne pourra s’échapper. Là, je le détruirai, et ce qu’il a pris dans son insolence m’appartiendra, de nouveau et pour toujours.”
« Il faut nous jeter dans ce piège, sciemment, avec courage, mais sans guère d’espoir pour nous-mêmes. Car, messeigneurs, il se pourrait bien que nous disparaissions tout entiers dans une noire bataille loin des terres vivantes ; ainsi, même si Barad-dûr était renversée, nous ne serions plus là pour voir un nouvel âge. Mais c’est là, je crois, notre devoir. Et mieux vaut finir ainsi que de mourir de toute manière – ce qui ne manquera pas d’arriver si nous restons ici : mourir en sachant qu’un nouvel âge ne viendra jamais. »
Ils restèrent un moment silencieux. Enfin, Aragorn prit la parole. « J’ai montré la voie et je vais continuer. Nous arrivons au bord du gouffre, où espoir et désespoir ne font qu’un. Hésiter, c’est tomber. Que nul n’écarte à présent les conseils de Gandalf : ses longs labeurs contre Sauron en viennent à leur ultime épreuve. Sans lui, tout serait depuis longtemps perdu. Pour l’heure, cependant, je ne prétends commander à quiconque. Que les autres choisissent comme ils l’entendent. »
Elrohir dit alors : « Nous sommes venus du Nord dans ce dessein ; et d’Elrond notre père, nous apportions ce même conseil. Nous n’allons pas rebrousser chemin. »
« Quant à moi, dit Éomer, je n’ai guère l’intelligence de ces choses profondes ; mais je n’en ai que faire. Une chose m’est évidente, et elle me suffit : c’est que, autant mon ami Aragorn est venu à mon aide et au secours des miens, autant je l’aiderai s’il m’appelle. J’irai. »
« Pour ma part, dit Imrahil, je considère le seigneur Aragorn comme mon suzerain, qu’il y prétende ou non. Son désir est pour moi un ordre. J’irai aussi. Je dois néanmoins, pour un temps, servir d’Intendant au Gondor, et il m’appartient de songer d’abord à son peuple. Il faut encore avoir égard à la prudence. Car nous devons parer à toute éventualité, au meilleur comme au pire. Or, il se peut que nous triomphions, et le Gondor doit être protégé tant que cet espoir est permis. Je ne voudrais pas, revenant de la victoire, trouver une Cité en ruine et une contrée ravagée derrière nous. Et voici que les Rohirrim nous informent qu’une armée non combattue se trouve encore sur notre flanc nord. »
« C’est vrai, dit Gandalf. Je ne vous conseille pas de laisser la Cité dépourvue d’hommes. Du reste, la force que nous mènerons à l’est ne doit pas permettre une attaque en règle contre le Mordor ; pourvu qu’elle suffise à provoquer le combat. Et elle doit partir très bientôt. Aussi demandé-je aux Capitaines : combien d’hommes pouvons-nous rassembler et mettre en mouvement d’ici deux jours au plus tard ? Des hommes hardis et volontaires, conscients du péril auquel ils s’exposent. »