« Vous n’êtes pas en état de faire un tel voyage, dit Aragorn. Mais il n’y a aucune raison d’avoir honte. Si dans cette guerre vous ne faites plus rien, vous aurez déjà gagné beaucoup d’honneur. Peregrin sera là pour représenter les Gens du Comté ; et il ne faut pas lui envier sa chance de péril, car bien qu’il ait fait au mieux selon ce que la fortune lui offrait, il lui reste encore à égaler votre exploit. Mais à dire vrai, tous courent à présent le même danger. Il se pourrait que notre rôle soit de trouver une fin cruelle devant la Porte du Mordor, mais si tel est le cas, vous aurez vous aussi un dernier combat à livrer, ici ou en quelque autre lieu où la marée noire vous surprendra. Adieu ! »
Ainsi, démoralisé, Merry resta à observer le rassemblement de l’armée. Bergil était avec lui, tout aussi abattu, car son père devait marcher à la tête d’une compagnie des Hommes de la Cité : il ne pouvait rejoindre la Garde avant que sa cause ne fût jugée. Pippin irait au sein de cette même compagnie en tant que soldat du Gondor. Merry apercevait non loin sa silhouette, courte mais droite, parmi les hautes formes des guerriers de Minas Tirith.
Enfin, les trompettes retentirent et l’armée se mit en mouvement. Troupe après troupe, compagnie après compagnie, ils tournèrent et partirent vers l’est. Et longtemps après qu’il les eut perdus de vue sur la grand-route menant à la Chaussée, Merry demeura là. Le soleil matinal étincela une dernière fois sur la lance et le heaume puis disparut ; mais Merry restait figé, la tête baissée et le cœur lourd, sans amis, seul au monde. Tous ceux qui lui étaient chers étaient partis dans les ténèbres qui pesaient sur le ciel de l’est ; et dans son cœur ne restait presque plus aucun espoir de les revoir jamais.
Comme ravivée par son humeur noire, la douleur revint à son bras ; il se sentait faible et vieux, et la lumière du soleil paraissait ténue. Le contact de la main de Bergil le sortit de sa torpeur.
« Venez, maître Perian ! dit le garçon. Vous êtes encore souffrant, à ce que je vois. Je vais vous aider à rentrer chez les Guérisseurs. Mais n’ayez pas peur ! Ils vont revenir. Les Hommes de Minas Tirith ne seront jamais défaits. Et maintenant, ils ont le Seigneur de la Pierre-elfe, et aussi Beregond de la Garde. »
L’armée fut à Osgiliath avant midi. Là, tous les artisans et ouvriers dont la Cité pouvait se passer étaient à l’œuvre. Certains s’occupaient de renforcer les bacs et les pontons construits par l’ennemi, partiellement détruits lors de sa fuite ; certains amassaient du butin et des provisions, tandis que d’autres, sur la rive orientale au-delà du Fleuve, improvisaient des ouvrages de défense sommaires.
L’avant-garde passa alors à travers les ruines du Vieux Gondor, par-delà le large Fleuve et sur le long chemin droit, tracé à la grande époque pour relier la belle Tour du Soleil à la haute Tour de la Lune, devenue Minas Morgul dans sa vallée maudite. À cinq milles au-delà d’Osgiliath, ils s’arrêtèrent, mettant un terme à leur première journée de marche.
Mais les cavaliers poursuivirent leur route et, avant la tombée du jour, ils atteignirent la Croisée des Routes et le grand anneau d’arbres, où régnait un silence absolu. Aucun signe d’ennemi n’avait été vu, nul cri ni appel n’avait-on entendu, nul trait n’avait sifflé d’entre les rochers ou les broussailles ; pourtant, à mesure qu’ils avançaient, ils sentaient que s’accentuait la vigilance des terres. Arbre et pierre, herbe et feuille étaient aux aguets. Les ténèbres avaient été chassées : loin à l’ouest, le couchant baignait la Vallée de l’Anduin, et les cimes blanches des montagnes s’empourpraient dans l’air bleuté ; mais une ombre et une noirceur planaient sur l’Ephel Dúath.
Aragorn posta alors des trompettes dans chacune des quatre voies qui entraient dans l’anneau d’arbres, et elles sonnèrent une brillante fanfare, et les hérauts crièrent haut et fort : « Les Seigneurs du Gondor sont de retour, et tout ce pays qui leur appartient, ils le reprennent aujourd’hui. » La hideuse tête d’orque surmontant la figure sculptée fut jetée bas et réduite en morceaux, et la tête du vieux roi fut soulevée de terre et remise en place, toujours couronnée de fleurs blanches et dorées ; et l’on s’affaira à gratter et à nettoyer tous les odieux gribouillis laissés sur la pierre par les orques.
Or, au moment du débat, certains avaient conseillé d’assaillir Minas Morgul en premier et de la détruire entièrement, s’ils pouvaient s’en emparer. « Et, avait fait valoir Imrahil, la route qui mène de là au col serait peut-être plus favorable à un assaut contre le Seigneur Sombre, au lieu de sa porte nord. »