Ainsi passèrent les heures de leur voyage désespéré. Quatre jours s’étaient écoulés depuis la Croisée des Routes, six depuis le départ de Minas Tirith, lorsqu’ils quittèrent enfin les terres vivantes et entrèrent peu à peu dans la désolation semée devant les portes du Col de Cirith Gorgor ; et ils purent discerner les marais et le désert qui s’étendaient au nord et à l’ouest jusqu’aux Emyn Muil. Ces lieux étaient si désolés, et l’horreur qu’ils inspiraient, si profonde, que d’aucuns en perdirent toute contenance et ne purent continuer plus au nord, à pied comme à cheval.
Aragorn les regarda, et ses yeux étaient empreints de pitié mais non de colère ; car c’étaient de jeunes hommes du Rohan, venus du lointain Ouestfolde, ou des cultivateurs du Lossarnach, pour qui le Mordor avait été depuis l’enfance un nom de funeste augure, mais irréel : une légende qui n’avait aucune prise sur leur simple existence ; et ils marchaient à présent dans un rêve affreux devenu réalité, sans pouvoir comprendre cette guerre ni pourquoi le sort les avait conduits à pareille extrémité.
« Partez ! dit Aragorn. Mais n’abandonnez pas toute dignité, et ne courez pas ! Et il est quelque chose que vous pourriez tenter pour vous sauver un peu du déshonneur. Prenez au sud-ouest jusqu’à Cair Andros, et si l’île est encore aux mains d’ennemis, comme je le pense, reprenez-la, si vous le pouvez ; et tenez-la jusqu’au bout pour la défense du Gondor et du Rohan ! »
Alors certains d’entre eux, honteux de la clémence qui leur était montrée, surmontèrent leur crainte et poursuivirent le voyage ; mais les autres se raccrochèrent à ce nouvel espoir, celui d’un acte de bravoure à leur mesure, et ils quittèrent les rangs pour se tourner ailleurs. Ainsi, bon nombre de troupes ayant déjà été laissées à la Croisée des Routes, ce fut avec moins de six mille hommes que les Capitaines de l’Ouest allèrent finalement défier la Porte Noire et la puissance du Mordor.
Ils ralentirent néanmoins l’allure, croyant recevoir à tout moment quelque réponse à leur défi, et ils se regroupèrent, car c’eût été un gaspillage d’hommes que d’envoyer des éclaireurs ou de petits détachements. À la tombée du cinquième jour depuis le Val de Morgul, ils établirent un dernier campement, autour duquel ils allumèrent des feux avec ce qu’ils trouvèrent de bois mort et de bruyère sèche. Ils passèrent la nuit à veiller. Des êtres à demi entrevus marchaient et rôdaient tout autour d’eux, et l’on entendait des hurlements de loups. Le vent était tombé et l’air tout entier semblait immobile. Ils n’y voyaient pas grand-chose, car bien que le ciel fût sans nuages et la lune vieille de quatre jours, des fumées et des vapeurs s’exhalaient du sol, et le croissant blanc était voilé par les brumes du Mordor.
Il commença à faire froid. Au matin, le vent se leva de nouveau, mais il venait à présent du Nord, et bientôt il fraîchit et une bonne brise souffla. Tous les marcheurs nocturnes avaient disparu, et les terres semblaient vides. Au nord, au milieu de fosses nauséabondes, se dressaient les premiers amas de scories, d’éclats de roche et de terre calcinée, vomissure de la vermine du Mordor ; mais au sud, maintenant tout proche, se dessinait le vaste rempart de Cirith Gorgor, avec la Porte Noire en son milieu et les deux Tours des Dents de part et d’autre. Car lors de leur dernière marche, les Capitaines s’étaient détournés de la vieille route qui bifurquait vers l’est, évitant ainsi la menace des collines, et ils approchaient à présent la Morannon par le nord-ouest, tout comme Frodo l’avait fait.
Sous l’arche rébarbative de la Porte Noire, les deux grands battants de fer étaient parfaitement clos. Rien ne se voyait sur le rempart. Tout était silencieux mais attentif. Parvenus à la dernière extrémité de leur folie, ils se tenaient, esseulés, frissonnants, dans la lumière grise du petit matin, devant des tours et des murs contre lesquels leur armée n’avait aucun espoir de conquête, y eût-elle apporté des engins de puissance, et l’Ennemi eût-il seulement la force suffisante pour défendre cette seule porte. Au reste, ils savaient que, tout autour de la Morannon, collines et rochers pullulaient d’ennemis embusqués, et que le sombre défilé qui se trouvait derrière était criblé de trous et de tunnels, véritable fourmilière creusée par des légions de créatures mauvaises. Et comme ils se tenaient là, ils virent tous les Nazgûl rassemblés, planant tels des vautours au-dessus des Tours des Dents ; et ils se savaient surveillés. Mais l’Ennemi ne faisait toujours aucun signe.