Ils n’avaient d’autre choix que de tenir leur rôle jusqu’au bout. Aragorn disposa donc ses rangs dans le meilleur ordre possible, et ils furent regroupés sur deux grandes buttes de terre et de pierre explosée que les orques avaient amoncelées durant des années de labeur. Devant eux, vers le Mordor, s’étendait comme une douve un grand cloaque de boue fétide et de mares nauséabondes. Quand tout fut en ordre, les Capitaines chevauchèrent vers la Porte Noire avec une grande escorte de cavaliers, la bannière, et de nombreux hérauts et trompettes. Gandalf, premier héraut de l’armée, était du nombre, et Aragorn avec les fils d’Elrond, Éomer du Rohan, et Imrahil ; et Legolas, Gimli et Peregrin furent priés de les accompagner, afin que chacun des ennemis du Mordor ait pour lui un témoin.
Arrivés à portée de voix de la Morannon, ils déployèrent la bannière et firent sonner leurs trompettes ; et les hérauts s’avancèrent, projetant leur voix par-delà le rempart du Mordor.
« Sortez ! crièrent-ils. Que le Seigneur du Pays Noir s’avance ! Justice sera rendue contre lui. Car il a fait la guerre au Gondor et lui a indûment ravi ses terres. Le Roi du Gondor le somme donc de réparer ses torts et de se retirer, pour toujours. Sortez ! »
Il y eut un long silence, et pas un son ne vint du mur ou de la porte, ni un seul cri de réponse. Mais Sauron avait un plan préétabli, et son idée était de tourmenter ces insectes avant de leur porter le coup de grâce. Ainsi donc, au moment où les Capitaines s’apprêtaient à rebrousser chemin, le silence fut brusquement rompu. Un long roulement de tambours gronda comme le tonnerre dans les montagnes, puis un hurlement de cors qui fit trembler la pierre même et abasourdit les oreilles des hommes. Alors, les battants de la Porte Noire s’ouvrirent avec un fracas métallique, et une ambassade de la Tour Sombre en sortit.
À sa tête venait une forme haute et menaçante, montée sur un cheval noir, à supposer que ce fût un cheval ; car il était hideux, monstrueusement grand, et sa tête, tel un affreux masque, avait l’aspect d’un crâne plutôt que d’une face, et une flamme brûlait dans ses orbites et ses naseaux. Celui qui le montait était tout vêtu de noir, et noir était son heaume altier ; ce n’était pourtant pas un Spectre de l’Anneau, mais un homme bien vivant. C’était le Lieutenant de la Tour de Barad-dûr, et son nom n’est rappelé dans aucun récit ; car lui-même l’avait oublié, et il disait : « Je suis la Bouche de Sauron. » On dit néanmoins que c’était un renégat, du peuple de ceux qu’on nomme les Númenóréens Noirs ; car ces gens s’étaient établis en Terre du Milieu au temps de la domination de Sauron, et ils le vénéraient, étant épris de savoir maléfique. Et lui s’était mis au service de la Tour Sombre, à la restauration de celle-ci, et sa ruse avait fini par lui gagner la plus haute faveur du Seigneur ; il était devenu un grand sorcier et un proche de Sauron, et il était plus cruel qu’aucun orque.
Ce fut lui qui s’avança alors, flanqué d’une maigre soldatesque en harnais noirs, et d’une unique bannière, noire, où l’emblème de l’Œil Mauvais se voyait néanmoins en rouge. Il s’arrêta à quelques pas des Capitaines de l’Ouest, les toisa des pieds à la tête et se mit à rire.
« Y a-t-il quelqu’un dans cette débâcle qui ait autorité pour traiter avec moi ? Ou même l’intelligence pour me comprendre ? Pas toi, en tout cas ! railla-t-il, dévisageant Aragorn avec mépris. Il faut plus pour faire un roi qu’un simple bout de verre elfique, ou un tel ramassis de canailles. Peuh ! N’importe quel brigand des montagnes pourrait s’attirer semblable suite ! »
Aragorn ne fit aucune réponse, mais il saisit le regard de l’autre et le soutint, et ils luttèrent ainsi un moment ; mais très vite, bien qu’Aragorn n’eût fait aucun geste ni porté la main à son arme, l’autre fléchit et se déroba, comme sous la menace d’un coup. « Je suis un héraut et un ambassadeur, et je ne souffrirai aucun assaut ! » s’écria-t-il.
« Où ces lois sont observées, dit Gandalf, la coutume veut aussi que les ambassadeurs fassent preuve de moins d’insolence. Mais nul ne vous a menacé. Vous n’avez rien à craindre de nous tant que vous n’aurez pas conclu votre mission. Mais quand ce sera fait, à moins que votre maître n’ait acquis une nouvelle sagesse, vous, et tous ses serviteurs, courrez un grave danger. »
« Tiens donc ! fit le Messager. Ainsi tu es le porte-parole, vieille barbe grise ? N’avons-nous pas eu vent de toi par secousses, et de tes errances, toujours à ourdir des complots et des magouilles en te tenant à distance ? Mais cette fois, maître Gandalf, tu t’es montré le nez d’un peu trop près, et tu verras ce qu’il advient de ceux qui tendent leurs stupides toiles aux pieds de Sauron le Grand. J’ai ici des signes que l’on m’a prié de te montrer – à toi spécialement, si tu osais venir. » Il appela l’un de ses gardes, qui lui apporta un paquet enveloppé de linges noirs.