Et comme il pensait à tout cela, le premier assaut fondit sur eux. Les orques, gênés par les bourbiers qui s’étalaient au pied des collines, firent halte et déversèrent une pluie de flèches sur les lignes de défense. Mais à travers eux surgit à pas de géants, avec un rugissement de bêtes, une grande compagnie de trolls des collines venue du Gorgoroth. Ils étaient plus grands et plus larges que des Hommes, et ne portaient qu’un étroit costume garni d’écailles pointues, ou peut-être était-ce là leur horrible cuir ; mais ils étaient équipés de bocles ronds, noirs et imposants, et brandissaient de lourds marteaux dans leurs mains noueuses. Ils s’élancèrent avec insouciance dans les mares, qu’ils franchirent tant bien que mal, beuglant dans l’effort. Comme une tempête, ils s’abattirent sur les rangs du Gondor et frappèrent casques et têtes, bras et boucliers, tels des forgerons battant un fer chaud et malléable. Au côté de Pippin, Beregond, assommé et mis à mal, s’effondra ; et le grand chef troll qui l’avait frappé se pencha sur lui et tendit une griffe pour le saisir ; car ces abominables créatures avaient coutume de prendre ceux qu’ils terrassaient pour leur croquer la gorge.
Alors, Pippin frappa vers le haut, et la lame gravée de l’Occidentale perça le cuir du troll et s’enfonça profondément dans ses chairs, faisant jaillir un sang noir. Le troll bascula en avant et s’écroula comme un rocher, ensevelissant ses adversaires sous lui. Le noir, la puanteur et une douleur écrasante suffoquèrent Pippin, et son esprit s’abîma dans de profondes ténèbres.
« Tout finit donc comme je l’avais prévu », lui souffla sa pensée, comme elle s’envolait ; et elle rit un peu en lui avant de s’évader, heureuse, presque, d’abandonner enfin tout doute, tout souci et toute peur. Puis, au moment de voler vers l’oubli, elle entendit des voix qui semblaient crier, loin au-dessus d’elle, dans un monde reculé :
« Les Aigles arrivent ! Les Aigles arrivent ! »
La pensée de Pippin resta suspendue, un instant encore. « Bilbo ! dit-elle. Mais non ! C’était dans son histoire, il y a très, très longtemps. Celle-ci est la mienne, et elle est terminée, à présent. Adieu ! » Et sa pensée s’enfuit au loin et ses yeux ne virent plus.
LIVRE SIXIÈME
1 La Tour de Cirith Ungol
Sam se releva péniblement du sol. Pendant un instant, il se demanda où il était, puis il se rappela toute sa détresse et son désespoir. Il se trouvait dans la plus totale obscurité, devant l’entrée souterraine de la forteresse des orques ; ses portes de bronze étaient fermées. Il avait dû tomber assommé en se jetant contre elles ; mais combien de temps il était resté étendu là, il n’en avait aucune idée. Autant il avait été bouillant tout à l’heure, désespéré et furieux, autant il frissonnait à présent, glacé jusqu’aux os. Il s’approcha furtivement des portes et pressa son oreille contre celles-ci.
Il put tout juste entendre des voix d’orques qui clabaudaient, loin à l’intérieur ; mais bientôt, elles se turent ou échappèrent à son ouïe, et le silence retomba. Sa tête le lancinait, et ses yeux percevaient des lumières fantômes dans les ténèbres, mais il prit sur lui de se remettre d’aplomb et de réfléchir. Une chose était claire, en tout cas : il n’y avait aucun espoir de s’introduire dans la forteresse orque par cette porte. Il attendrait peut-être des jours avant qu’elle s’ouvre, et il ne pouvait attendre : les heures étaient terriblement précieuses. Il ne doutait plus du devoir qui lui incombait : il lui fallait secourir son maître ou périr dans l’entreprise.
« Pour ce qui est de périr, j’ai de bonnes chances ; et ce sera bien plus facile de toute façon », se dit-il sombrement, tandis qu’il remettait Dard au fourreau et se détournait des portes de bronze. Lentement, il remonta le tunnel à tâtons dans l’obscurité, n’osant se servir de la lampe elfique ; et comme il cheminait, il tenta de se représenter le cours des événements depuis que Frodo et lui avaient passé la Croisée des Routes. Il se demanda quelle heure il était. Quelque part entre une journée et une autre, sans doute ; à vrai dire, il avait tout à fait perdu le compte des jours. Il se trouvait dans un pays de ténèbres où les jours du monde semblaient oubliés, et tous ceux qui y entraient l’étaient eux aussi.