Sam ne voyait que trop clairement combien il serait difficile de se faufiler sous ces remparts aux multiples yeux et de passer la porte attentive. Et même s’il y réussissait, il n’irait sans doute pas bien loin sur la route surveillée qui courait au-delà : même les ombres noires, tapies dans les creux que la lueur rouge ne pouvait atteindre, ne l’abriteraient pas longtemps de la vision nocturne des orques. Mais si désespérée que lui parût cette route, la tâche qui l’attendait était encore bien pire : non pas d’éviter la porte dans sa fuite, mais de la franchir, seul.
Sa pensée se tourna vers l’Anneau mais n’y trouva aucun réconfort, que du danger et de la peur. À peine arrivé en vue du Mont Destin rougeoyant au lointain, il avait constaté que son fardeau avait changé. À mesure qu’il approchait des grands fourneaux où celui-ci avait, dans les profondeurs du temps, été façonné et forgé, le pouvoir de l’Anneau grandissait : il devenait plus âpre, indomptable, sinon par une volonté extrêmement puissante. Et Sam, tandis qu’il se tenait là, bien que l’Anneau ne fût pas à son doigt, mais suspendu à la chaîne qu’il avait au cou, se sentait plus grand que nature, comme revêtu d’une ombre de lui-même, démesurément haute, sinistre menace dressée sur les remparts du Mordor. Il sentait que dorénavant, il n’avait plus que deux choix : refuser l’Anneau et s’exposer à son tourment, ou le revendiquer, et défier la Puissance assise dans son repaire noir au-delà de la vallée des ombres. Déjà, l’Anneau le tentait, entamant sa raison et sa volonté. Les rêves les plus fous se présentaient à lui ; et il se voyait, Samsaget le Fort, Héros de notre Âge, arpentant les terres assombries avec une épée flamboyante, rassemblant les armées sous son drapeau, tandis qu’il volait à la conquête de Barad-dûr. Alors, tous les nuages se retiraient, le soleil dardait ses rayons blancs ; et à son commandement, la vallée du Gorgoroth devenait un jardin de fleurs et d’arbres plantureux. Il n’avait qu’à mettre l’Anneau et à le revendiquer pour lui-même ; alors, toutes ces choses seraient à sa portée.
Ce fut d’abord l’amour de son maître qui, à travers cette épreuve, lui permit de rester ferme, mais aussi ce simple bon sens de hobbit qui au fond de lui-même demeurait invaincu : il savait, en son for intérieur, qu’il n’était pas de taille à supporter un tel fardeau, en supposant que ces visions ne fussent pas un simple leurre. Un tout petit jardin, celui d’un jardinier libre, tel était son unique besoin et son seul dû, non un jardin érigé en royaume ; travailler de ses propres mains, et non commander celles des autres.
« Et puis, toutes ces lubies sont qu’un piège, se dit-il. Il m’aurait cerné et soumis avant que j’aie eu même crié. Il aurait vite fait de me cerner si je mettais l’Anneau ici, au Mordor. Eh bien, tout ce que je puis dire, c’est que ça s’annonce aussi mal qu’un gel au printemps. Juste au moment où être invisible serait vraiment utile, je peux pas me servir de l’Anneau ! Et si jamais j’arrive à me sortir d’ici, ce sera qu’un fardeau et un boulet à traîner à chaque pas. Que faire, alors ? »
Il ne doutait pas réellement. Il savait qu’il lui fallait descendre à la porte sans s’attarder plus longtemps. Avec un haussement d’épaules, comme pour secouer l’ombre et chasser les phantasmes, il se mit à descendre lentement. Chaque pas semblait l’amoindrir ; bientôt, il était redevenu un tout petit hobbit effrayé. Il se faufila sous les murs mêmes de la Tour, d’où il put entendre, sans aide extérieure, les cris et le tumulte de la bagarre. À présent, le brouhaha semblait venir de la cour située derrière la muraille.
Sam avait parcouru environ la moitié du chemin quand deux orques sortirent en courant de la porte sombre dans la lueur rouge. Ils ne se dirigeaient pas vers lui. Ils tentaient de rejoindre la grand-route ; mais, trébuchant dans leur course, ils s’affalèrent sur le sol et y restèrent étendus, immobiles. Sam n’avait vu aucune flèche, mais il devinait que les fuyards avaient été abattus par d’autres orques postés aux créneaux, ou cachés dans les ombres de la porte. Il se remit en marche, serrant le mur à sa gauche. Un regard vers le haut lui avait confirmé qu’il n’y avait aucun espoir d’escalade. La maçonnerie s’élevait à trente pieds, sans la moindre fente ou saillie, vers des assises en surplomb formant un escalier inversé. La porte était le seul moyen.