Tout à coup, alors qu’il ne se sentait plus la force de prendre un souffle de plus ni de plier les genoux une nouvelle fois, l’escalier prit fin. Il se tint immobile. Les voix étaient à présent fortes et rapprochées. Sam regarda autour de lui. Il avait grimpé jusqu’au toit plat du troisième et dernier niveau de la Tour, un espace ouvert d’environ soixante pieds de large, entouré d’un parapet de faible hauteur. Là, l’escalier était couvert par un petit édicule à coupole, avec des portes basses à l’est et à l’ouest. Du côté est, Sam pouvait voir la plaine du Mordor étalée en bas, vaste et sombre, et le flamboiement de la montagne au loin. Un nouveau tumulte s’agitait dans ses profonds puits, et ses torrents de feu brûlaient d’une ardeur telle que le sommet de la Tour, malgré les nombreux milles qui l’en séparaient, était baigné de leur sinistre rougeoiement. À l’ouest, la vue était bloquée par le bas de la grande tourelle dressée au fond de cette cour surélevée, sa haute corne dominant la crête des montagnes environnantes. Une lueur s’échappait d’une fenêtre comme à travers une fente. Sam se tenait à moins d’une trentaine de pieds de la porte. Elle était ouverte mais ne laissait filtrer aucune lumière, les voix émanant de l’ombre juste derrière le seuil.
Sam n’écouta pas au début ; sortant du côté est, il s’aventura d’un pas et regarda alentour. Il vit aussitôt que la haute cour avait été le théâtre des plus violents combats. Elle était ensevelie sous les cadavres d’orques, parsemée de membres tranchés et de têtes coupées. Une puanteur de mort régnait. Mais un rugissement hargneux, suivi d’un coup et d’un cri, lui fit aussitôt regagner sa cachette. Une voix orque s’éleva avec colère, et il la reconnut sur-le-champ, âpre, froide, brutale. C’était Shagrat, le Capitaine de la Tour.
« Tu y retourneras pas, c’est bien ce que tu dis ? Maudit sois-tu, Snaga, misérable petit ver ! Si tu me crois si amoché que je vais te laisser me rire au nez, tu te trompes. Viens ici que je t’arrache les yeux, comme j’ai fait à Radbug il y a une seconde. Et quand d’autres gars arriveront, je m’occuperai de toi : je t’enverrai voir Araigne. »
« Il en viendra pas, en tout cas, pas avant que tu sois mort, répondit Snaga d’un ton acerbe. Je t’l’ai dit deux fois : les porcs de Gorbag sont arrivés à la porte avant nous, et aucun des nôtres a pu s’échapper. Lagduf et Muzgash sont passés, mais on leur a tiré dessus. J’ai tout vu d’une fenêtre, que j’te dis. Et c’étaient les derniers. »
« Alors tu dois y aller. J’ai pas le choix que de rester ici, moi. Mais je suis blessé. Les Puits Noirs le prennent, ce foutu rebelle de Gorbag ! » La voix de Shagrat se réduisit à un flot d’injures et de jurons. « Je lui ai donné plus que ce que j’ai pris, mais il m’a suriné, l’ordure, avant que je l’étouffe. Tu vas y aller, ou je te mange tout rond. Il faut que les nouvelles se rendent à Lugbúrz, ou on sera bons pour les Puits Noirs. Oui, toi aussi. Tu t’en sauveras pas en te cachant ici. »
« Je remets pas les pieds dans cet escalier, que tu sois capitaine ou non, rugit Snaga. Nan ! T’avises pas de prendre ton couteau, sinon j’te colle une flèche dans le ventre. Tu seras pas capitaine longtemps, quand Ils auront eu vent de toute cette débâcle. Je me suis battu pour la Tour contre ces sales rats de Morgul, mais vous avez fait un beau gâchis, vous deux messieurs les capitaines, à vous arracher le butin. »
« En voilà assez, tonna Shagrat. J’avais mes ordres. C’est Gorbag qu’a commencé en essayant de piquer c’te belle chemise. »
« Tu l’as bien cherché, j’te signale, avec tes grands airs de seigneur. Et puis de toute manière, il s’est montré plus malin que toi. Il t’a dit plus d’une fois que le plus dangereux des espions était encore en liberté, mais tu l’écoutais pas. Et t’écoutes toujours pas. Gorbag avait raison, j’te dis. Y a un grand guerrier qui se promène, un de ces Elfes aux mains sanglantes, ou bien un des maudits
« Alors c’est ça, hein ? s’écria Shagrat. Tu vas faire ci, mais pas ça ? Et quand il arrivera, tu vas prendre tes jambes à ton cou et me laisser tout seul ? Oh ! que non. Je t’aurai lardé le ventre de trous de vers avant que tu sois loin. »
Le plus fluet des deux orques surgit de la porte de la tourelle, fuyant à tire-d’aile. Derrière lui venait Shagrat, un large spécimen aux longs bras traînant jusqu’à terre, tandis qu’il courait le dos arqué. Mais l’un de ses bras pendait mollement et paraissait saigner ; l’autre étreignait un gros paquet noir. Dans la lueur rouge, Sam, tapi derrière la porte de l’escalier, vit rapidement passer son sinistre visage, lacéré comme par des griffes meurtrières et barbouillé de sang ; les crocs saillants, dégoulinants de bave, la lèvre retroussée comme une bête enragée.