Avec un cri, Sam se rua à travers la pièce, brandissant Dard. L’orque fit volte-face, mais avant qu’il ait pu réagir, Sam trancha la main qui tenait le fouet. Hurlant de panique et de douleur, mais en un geste désespéré, l’orque fonça sur lui tête baissée. Sam le manqua au coup suivant : déstabilisé, il tomba à la renverse, tentant d’agripper l’orque qui passa par-dessus lui. Il n’eut pas le temps de se relever qu’il entendit un cri, suivi d’un choc sourd. Dans sa hâte folle, l’orque avait buté sur le haut de l’échelle et s’était précipité dans la trappe restée ouverte. Sam ne lui accorda plus une seule pensée. Il accourut vers la forme repliée sur le sol. C’était Frodo.
Il était nu, gisant comme évanoui sur un tas de guenilles sales : son bras était levé, protégeant sa tête ; une vilaine marque de fouet courait en travers de son côté.
« Frodo ! Monsieur Frodo, cher ami ! s’écria Sam, presque aveuglé par les larmes. C’est Sam ! Je suis là ! » Il souleva son maître à demi et le serra contre sa poitrine. Frodo ouvrit les yeux.
« Est-ce que je rêve encore ? marmonna-t-il. Mais les autres rêves étaient horribles. »
« Vous rêvez pas du tout, Maître, dit Sam. C’est vrai. C’est moi. Je suis là. »
« J’ai peine à le croire, dit Frodo, l’agrippant. Il y avait un orque armé d’un fouet, puis voilà qu’il se change en Sam ! Alors je ne rêvais pas, finalement, quand j’ai entendu chanter en bas et que j’ai voulu répondre ? Était-ce toi ? »
« Oui, monsieur Frodo, c’était moi. J’avais quasiment perdu espoir. J’arrivais pas à vous trouver. »
« Eh bien, tu m’as trouvé, Sam, cher Sam », dit Frodo, et il s’abandonna dans les bras protecteurs de Sam, fermant les yeux, comme un enfant qui s’endort après qu’une voix ou une main familière a chassé les frayeurs de la nuit.
Sam sentait qu’il aurait pu rester assis ainsi dans un bonheur sans fin ; mais ce n’était pas permis. Il ne suffisait pas d’avoir trouvé Frodo, il lui fallait encore tenter de le sauver. Il embrassa le front de son maître. « Allons ! Debout, monsieur Frodo ! » dit-il, essayant de paraître aussi joyeux que lorsqu’il tirait les rideaux à Cul-de-Sac par un matin d’été.
Frodo soupira et se redressa. « Où sommes-nous ? Comment suis-je arrivé ici ? » demanda-t-il.
« Y a pas le temps de tout vous raconter avant qu’on soit ailleurs, monsieur Frodo. Mais vous êtes au haut de cette tour qu’on a vue tous les deux d’en bas, près du tunnel, avant que les orques vous prennent. J’ignore c’était il y a combien de temps. Plus d’une journée, j’imagine. »
« Rien que ça ? dit Frodo. J’aurais dit des semaines. Tu devras tout me raconter, si on en a l’occasion. Quelque chose m’a frappé, n’est-ce pas ? Et je me suis enfoncé dans les ténèbres et dans des rêves affreux, pour me réveiller ensuite et constater que c’était pire. Il y avait des orques tout autour de moi. Je crois qu’ils venaient de me faire avaler une horrible boisson qui me brûlait la gorge. Mes idées se sont éclaircies, mais j’avais mal partout et j’étais épuisé. Ils m’ont dépouillé de tout ; puis deux grandes brutes sont venues et ils m’ont questionné, questionné, au point que j’ai cru que j’en deviendrais fou, debout au-dessus de moi, jubilant, tripotant leurs couteaux. Je n’oublierai jamais leurs griffes ni leurs yeux. »
« Pas si vous continuez d’en parler, monsieur Frodo, dit Sam. Et si on ne veut pas les revoir, plus vite on partira, mieux ce sera. Êtes-vous en état de marcher ? »
« Oui, je peux marcher, dit Frodo en se relevant lentement. Je ne suis pas blessé, Sam. Je me sens très fatigué, voilà tout, et j’ai une douleur ici. » Il mit la main derrière son cou, au-dessus de l’épaule gauche. Il se tint debout, et Sam eut l’impression qu’il était vêtu de flammes : sa peau nue était écarlate à la lumière de la lampe au plafond. Il arpenta la pièce, dans un sens puis dans l’autre.
« Voilà qui est mieux ! dit-il, reprenant quelque peu courage. Je n’osais pas bouger quand j’étais laissé seul, un des gardes venait sinon. C’était avant qu’ils se mettent à hurler et à se battre. Les deux grosses brutes : elles se sont querellées, je crois. À propos de moi et de mes affaires. Je suis resté étendu ici, terrifié. Puis ce fut le silence, un silence mort, et c’était pire encore. »
« Oui, ils se sont querellés, c’est clair, dit Sam. Il devait y avoir deux bonnes centaines de ces sales créatures. Ça fait un peu beaucoup pour Sam Gamgie, diriez-vous. Mais ils se sont tous tués par eux-mêmes. Un sacré coup de chance, mais ce serait trop long d’en faire une chanson, tant qu’on sera pas sortis d’ici. Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant, monsieur Frodo ? Vous pouvez pas vous balader dans le Pays Noir sans rien sur le dos. »