« Je me demande s’ils pensent jamais à nous, se dit-il, et ce qui leur arrive tout là-bas. » Il agita vaguement la main devant lui ; mais en vérité, comme il regagnait le tunnel d’Araigne, il se trouvait à présent face au sud, et non à l’ouest. Au-dehors dans le monde, sur les marches de l’Ouest, midi approchait au quatorzième jour de mars, Comput du Comté : Aragorn venait alors de quitter Pelargir à la tête de la flotte noire, et Merry chevauchait avec les Rohirrim dans la Vallée des Fardiers, pendant qu’à Minas Tirith, les flammes montaient, Pippin voyant grandir la folie dans le regard de Denethor. Pourtant, malgré le souci et la peur, leurs pensées se tournaient constamment vers Frodo et Sam. Ils n’étaient pas oubliés. Mais ils étaient au-delà de toute assistance, et pour lors, aucune pensée ne pouvait venir en aide à Samsaget, fils de Hamfast : il se trouvait entièrement seul.
Il finit par regagner la porte de pierre à l’entrée du passage des orques, et, toujours incapable de découvrir le moindre loquet ou verrou, il se hissa par-dessus comme auparavant et se laissa tomber doucement de l’autre côté. Puis il se coula jusqu’à la sortie du tunnel d’Araigne, où les lambeaux de sa grande toile continuaient de flotter et de s’agiter dans le courant d’air froid. Sam le trouva glacial après les ténèbres malsaines où il était resté ; mais ce souffle le ranima. Il sortit à pas de loup.
Au-dehors, il régnait un calme inquiétant. La lumière n’était guère plus nette que le crépuscule d’un jour sombre. L’immense flot de vapeur qui s’élevait du Mordor se répandait vers l’ouest en un bas plafond, maelström de nuages et de fumée que la sinistre lueur rouge éclairait encore par en dessous.
Sam leva les yeux vers la tour orque, quand tout à coup apparurent à ses étroites fenêtres des lumières semblables à de petits yeux rouges. Il se demanda s’il s’agissait d’un signal. Sa crainte des orques, momentanément oubliée dans sa colère et son désespoir, le saisit de plus belle. Il ne voyait pas d’autre voie : il lui fallait poursuivre sa route et tenter de découvrir l’entrée principale de cette terrible tour ; mais il sentait ses genoux ployer, et il s’aperçut qu’il tremblait. Détournant son regard de la tour et des cornes de la Fente devant lui, il força ses jambes récalcitrantes à lui obéir ; et tout yeux, tout oreilles, scrutant l’ombre dense des rochers de part et d’autre du sentier, il revint lentement sur ses pas, retrouvant l’endroit où Frodo était tombé, et où planait encore la puanteur d’Araigne ; puis il poursuivit son ascension, jusqu’à ce qu’il fût de nouveau dans cette même fente où il avait mis l’Anneau et vu passer la compagnie de Shagrat.
Il s’arrêta alors et s’assit. Pour le moment, il ne pouvait s’astreindre à continuer. Il sentait que, s’il dépassait le sommet du col et faisait un véritable premier pas dans la descente, sur la terre du Mordor, ce premier pas serait irrévocable. Il ne pourrait plus jamais revenir. Sans intention précise, il sortit l’Anneau et le repassa à son doigt. Il en sentit aussitôt l’énorme poids ; et il sentit à nouveau, mais plus forte et plus pressante que jamais, la malveillance de l’Œil du Mordor, fouillant, tentant de percer les ombres ourdies pour sa propre protection, mais qui à présent lui nuisaient, confortant son inquiétude et son doute.
Comme auparavant, Sam constata que son ouïe était plus fine, mais qu’à sa vue les choses de ce monde paraissaient vagues et dissipées. Les parois rocheuses du sentier étaient pâles, comme vues à travers un brouillard, mais il entendait encore le lointain gargouillement d’Araigne dans son malheur ; et, durs et clairs – tout proches, pensa-t-il –, il entendit des cris et des chocs métalliques. Il sauta sur pied et se pressa vivement contre la paroi en bordure de la route. Il se félicita d’avoir l’Anneau, car voici qu’une nouvelle compagnie d’orques venait encore par là. Il le crut du moins, au début. Puis soudain, il comprit qu’il n’en était rien, que son ouïe l’avait abusé : les cris d’orques venaient de la tour, dont la plus haute corne se trouvait juste au-dessus de lui, à présent, sur le côté gauche de la Fente.
Secoué d’un frisson, il s’efforça d’avancer. Visiblement, il se tramait quelque diablerie. Peut-être la cruauté des orques les avait-elle dominés au mépris des ordres ; peut-être étaient-ils en train de tourmenter Frodo, ou même de le tailler sauvagement en pièces. Il tendit l’oreille ; et tandis qu’il écoutait, une lueur d’espoir vint à lui. Impossible de s’y tromper : on se battait dans la tour, les orques devaient se quereller entre eux, Shagrat et Gorbag en étaient venus aux coups. L’espoir que lui inspira cette idée, si mince qu’il fût, le fouetta néanmoins. Il avait peut-être une chance. Son amour pour Frodo l’emporta sur toute autre pensée ; alors, oublieux du danger, il s’écria : « J’arrive, monsieur Frodo ! »