Il s’élança vers le sentier et gravit la pente en courant. Au-delà, la route tournait à gauche et plongeait abruptement. Sam venait d’entrer au Mordor.
Il retira l’Anneau, mû peut-être par quelque vague prémonition de danger, encore qu’il se dît simplement qu’il souhaitait y voir plus clair. « Vaut mieux faire face au pire, murmura-t-il. C’est mieux qu’avancer à tâtons dans le brouillard ! »
Un pays hostile, dur et cruel se révéla à son regard. À ses pieds, la plus haute crête de l’Ephel Dúath s’abîmait en de hauts précipices dans une sombre gorge, derrière laquelle s’élevait une autre chaîne, beaucoup plus basse, dont l’arête découpée présentait des entailles et des aiguilles de roche, tels des crocs dessinés en noir devant la lueur rouge de l’arrière-fond : c’était la sinistre Morgai, l’anneau intérieur des défenses du pays. Loin au-delà, mais presque en droite ligne, par-delà une grande mer de ténèbres piquetée de feux minuscules, se voyait un intense rougeoiement, d’où s’élevaient d’immenses volutes de fumée tourbillonnante, rouge cendre à la base, noires au-dessus, là où elles rejoignaient l’enflure du plafond de nuages qui recouvrait toute la terre maudite.
Sam contemplait l’Orodruin, la Montagne du Feu. De temps à autre, les fourneaux s’échauffaient loin au-dessous de son cône de cendres, et des torrents de roche en fusion se déversaient par jets convulsifs, sortant des crevasses qui déchiraient ses flancs. Des coulées incandescentes se dirigeaient vers Barad-dûr, dévalant par de profondes rigoles ; d’autres se faufilaient dans la plaine rocailleuse où elles finissaient par se refroidir et restaient comme des formes de dragons tordus vomies par la terre tourmentée. Ce fut en cette heure d’épreuve que Sam contempla le Mont Destin, et sa lumière, cachée par le haut écran de l’Ephel Dúath à la vue de ceux qui venaient de l’Ouest, enflammait à présent la face sinistre des rochers, de sorte qu’ils paraissaient baignés de sang.
Dans cette lueur infâme, Sam resta frappé d’horreur, car il vit à présent, regardant à sa gauche, la Tour de Cirith Ungol dans toute sa puissance. La corne qu’il avait aperçue de l’autre côté n’était que la plus haute tourelle. À l’est, sa face, en trois grands niveaux, était assise sur un replat de la muraille montagneuse, loin en contrebas ; l’édifice était adossé à un haut escarpement d’où saillaient ses bastions pointus, l’un au-dessus de l’autre, en dimensions toujours réduites, avec des côtés abrupts d’une ingénieuse maçonnerie qui regardaient au nord-est et au sud-est. Autour de l’assise inférieure, à deux cents pieds sous la corniche où se tenait Sam, se dressait un mur crénelé enfermant une cour étroite. Sa porte s’ouvrait au sud-est, du côté rapproché, et donnait sur une large voie dont le parapet extérieur longeait le bord d’un précipice ; puis ce chemin, tournant vers le sud, descendait en zigzags dans les ténèbres pour aller rejoindre la route venant du Col de Morgul. Celle-ci passait alors une découpure irrégulière dans la face de la Morgai, débouchant dans la vallée du Gorgoroth et poursuivant sa course vers Barad-dûr. L’étroit chemin de montagne sur lequel se trouvait Sam plongeait quant à lui par une série d’escaliers et de raidillons, jusqu’à la grand-route qui passait sous les murs renfrognés, près de la porte de la Tour.
Tandis qu’il regardait, Sam comprit soudain, presque sous le choc, que la forteresse n’avait pas été bâtie pour empêcher que l’ennemi n’entre au Mordor, mais pour éviter qu’il n’en sorte. C’était, en fait, l’un des ouvrages du Gondor de jadis, un avant-poste de défense à l’est de l’Ithilien, construit dans le sillage de la Dernière Alliance, alors que les Hommes de l’Occidentale surveillaient le pays maléfique de Sauron où rôdaient encore ses créatures. Mais comme à Narchost et à Carchost, les Tours des Dents, leur vigilance s’était endormie, et la traîtrise avait livré la Tour au Seigneur des Spectres de l’Anneau ; et il y avait de longues années désormais qu’elle était aux mains de choses mauvaises. Depuis son retour au Mordor, Sauron en avait tiré le meilleur parti ; car il avait peu de serviteurs mais beaucoup d’esclaves sous le joug de la peur, aussi cette place forte remplissait-elle la même fonction qu’autrefois : empêcher toute évasion du Mordor. Mais quiconque eût poussé l’audace jusqu’à vouloir s’insinuer dans ce pays la trouverait également sur son chemin, ultime sentinelle qui ne dort jamais, pour qui aurait échappé à la vigilance de Morgul et d’Araigne.