Notre berger de sous-off décida de suivre cette piste vers le sud afin de retrouver plus facilement notre lieu de regroupement et notre destinée. Cela nous sembla curieux car il était manifeste que nous allions marcher perpendiculairement à notre itinéraire précédent. Personne ne broncha. De toute façon, il y avait belle lurette que les uns et les autres avaient appris à ne plus disserter sur un point de vue qui avait sensiblement perdu de son importance. La morne appréhension de la nuit à passer dehors dans la neige nous étreignait obstinément. Nous savions aussi que cela était, une fois de plus, le début de toute une longue série et qu’il nous faudrait user de milliers d’instants de patience. Une fraction de seconde, l’idée de ma permission déchue éclaira mon subconscient comme une étoile filante éclaire la nuit. J’avalai ma salive et tout retomba dans le gris uniforme.
Le grand type, la jeune recrue, ne pipait mot. Son regard étonné allait de la steppe neigeuse aux anciens remplis d’expérience que nous étions. Confiant, en cela comme en notre courage, le jeune soldat nous suivait comme l’étoile du berger.
Une masse immergée dans la neige se révéla à notre regard cent cinquante mètres avant que nous ne l’ayons atteinte. Le long tube d’un canon émergeait d’un amoncellement de neige. En regardant mieux, on pouvait distinguer la masse d’un char camouflé parmi le blanc du paysage. Nous réalisâmes immédiatement qu’il s’agissait d’un des nôtres. Autrement il y a longtemps que nous serions morts.
Effectivement un char Panthère enfoui dans une fosse jusqu’à hauteur de la tourelle demeurait là dans ce désert. Derrière lui, deux ou trois monticules signalaient des casemates. Un type apparut soudain du sommet du blindé. Il était vêtu d’un gilet de peau de mouton par-dessus son uniforme noir de tankiste. Il sauta au bas de son engin et vint au-devant de nous. Il se nomma. Nous en fîmes autant, c’était la coutume. Nous apprîmes que son char était tombé en panne et qu’il avait alors reçu l’ordre de l’ensevelir à moitié et de s’en servir comme d’un blockhaus. Cela n’avait pas été sans peine. Ils étaient là un groupe de neuf, détachés du groupe blindé par la force des choses. Et depuis trois semaines déjà ils montaient la garde sur ce panorama démesuré. Une seule fois, les Russes étaient parvenus jusqu’à eux. À l’aide de deux S.M.G. supplémentaires et de l’armement de bord, ils les avaient obligés à passer au large. On avait du même coup fait de ce char accidenté un poste officiel de surveillance intérieure et on les relèverait dans deux semaines. Ils étaient là depuis vingt jours déjà et avouaient ne pas dormir tranquilles.
— Où est le front ? questionna notre spiess.
— Un peu partout, répondit son collègue des chars. Il est surtout formé de groupes mobiles. La nuit, il y a des convois qui circulent sur la piste. Ils avancent tous feux éteints et, chaque fois, nous avons la chiasse. Un mitraillage aérien a tué notre radio et bousillé son appareil. Nous sommes coupés du reste du monde. C’est à devenir fou.
— Nous devons rejoindre notre unité, expliqua notre guide, pensez-vous que nous en soyons encore très éloignés ?
— Il y a, en fait, certainement un front quelque part à dix ou quinze kilomètres à l’est, mais cela bouge tout le temps : comment voulez-vous savoir ?
Tout le monde demeura perplexe.
— Il faut y aller, décida notre énergique berger, nous finirons bien par les retrouver.
Les autres nous regardèrent partir avec regret, et nous reprîmes notre marche. Avec la nuit, qui nous surprit fort tôt, et le brouillard dense, nous trouvâmes enfin ce qui symbolisait le front précaire à cette latitude. Quelques Pak, en batterie dans des positions sommaires émergèrent de la nuit. Une sentinelle, verte de trouille, lança un
— Les Russes rappliquent dans n’importe quel sens, maugréa-t-il. C’est vraiment démoralisant. Tant que le front ne sera pas à nouveau stabilisé, il en sera ainsi. De toute façon le régiment que vous cherchez n’est pas ici.
Nous rencontrâmes l’officier de la compagnie sur laquelle nous étions tombés. Le type sortit d’un trou au fond duquel vacillait la lueur d’une bougie. Un vrai tombeau trop petit pour nous recevoir tous. Il y vivait avec son téléphoniste et un autre officier de grade inférieur.
Le Kapitän, car c’en était un, émergea du trou. Il avait l’air vieux et malade. Son long manteau était négligemment jeté sur ses épaules. Un long cache-nez clair, croisé sur le feldgrau de l’uniforme, était la seule partie saillante de cet ensemble grisaille. Il ne portait pas la casquette mais un calot. Nous nous mîmes au garde-à-vous par habitude.