L’officier fut obligé de consulter la carte pour essayer de nous donner un renseignement. Il paraissait égaré. La carte où on se perdait presque aussi facilement que sur le terrain ne nous donna qu’un renseignement très approximatif. L’officier fixait le papier avec l’aide d’une lampe de poche et faisait des déductions silencieuses. Finalement, il prit la décision de nous expédier vers le nord-est. D’après l’ordre des régiments engagés, les nôtres ne pouvaient se trouver que dans cette direction. Il y avait loin entre les tracés précis et organisés du bureau de la « Gross Deutschland » de Vinitza et ceux du capitaine ici présent aussi égaré dans les déductions que dans l’espace.
Malgré la fatigue due à la longue marche pénible que nous menions depuis l’aurore, nous nous remîmes en route dans la nuit glacée et le brouillard à découper au chalumeau. Trois quarts d’heure plus tard les gars d’une compagnie perdue dans l’océan de neige se serrèrent pour nous laisser un peu de place dans un abri digne d’une taupinière. Nous dûmes nous arrêter pour éviter de nous perdre pour de bon. De plus, le brouillard presque palpable et acide brûlait les bronches et rendait tout effort excessivement pénible. Nous nous endormîmes malgré le froid toujours plus difficile à supporter en début de saison, au moment où le corps qui a perdu l’habitude frissonne pour un rien. Dehors dans les Graben, les veilleurs piétinaient dans leurs trous pour ne pas geler debout. Le voile du brouillard les enveloppait et leur interdisait toute vue au-delà du parapet.
Nous passâmes une nuit harassante dans un demi-sommeil. Malgré les lampes-chaufferettes et la toile de tente tendue devant l’orifice de l’abri, le froid, pourtant encore faible en ce début d’hiver, nous gela toute la nuit. Il est vrai que la nuit le thermomètre devait déjà descendre à 10° au-dessous de zéro. Le brouillard pénétrait dans l’abri et était presque aussi épais qu’à l’extérieur.
Les gars patientaient comme ils pouvaient, soit en roupillant malgré l’incommodité, soit en jouant au Skat, soit en écrivant du bout de leurs doigts gourds. Des bougies qu’ils avaient ordre d’économiser, grésillaient dans de petites boîtes de conserve qui récupéraient la cire fondante et prolongeait ainsi l’existence des Kerzen de quatre ou cinq fois leur durée normale. Décor sordide en même temps que sublime, que ces casemates abris perdues au milieu des espaces glacés de la steppe ! Souvenirs flous qui hantent encore mon esprit comme la lecture d’une légende dramatique lue dans sa jeunesse.
Le froid démoralisant de l’aube nous salua dès la sortie du trou. En silence, nous reprîmes la marche et nos recherches. Tout était calme et semblait une fois de plus paralysé par l’ennemi hiver aussi dangereux que l’armée rouge. Nous marchâmes longtemps parallèlement à une frise de barbelés constellés de givre. Le brouillard qui ne s’était pas encore dissipé accrochait ses fines gouttelettes au fil hérissé de pointes et se congelait immédiatement.
Vers la fin de la matinée, les deux tiers de notre groupe retrouvèrent enfin leur régiment. Les chefs indiquèrent aux autres la position, toujours approximative, des deux régiments qu’il fallait encore chercher. En fait, pour les quinze types qui restaient à réincorporer à travers deux unités, c’était trois compagnies distinctes qu’il fallait rejoindre – la jeune recrue et moi-même appartenant chacun à une compagnie différente. Un vrai bordel ! Et l’atmosphère se prêtait mal à ce jeu de cache-cache. En plus, cela représentait un nombre considérable de kilomètres à parcourir. L’indignation nous gagnait. Il était tout de même inconcevable que l’on ne nous ait pas mieux acheminés ou tout au moins orientés pour retrouver nos unités. Ce manque d’organisation pesait lourd sur les soldats allemands habitués à agir avec méthode et efficience. En fait, les responsables ne l’étaient même plus. Toute l’extraordinaire organisation de l’armée allemande, qui avait fait ses preuves aussi bien en Pologne qu’en France et dans tous les pays qui avaient subi l’invasion des troupes de la Wehrmacht, se perdait dans l’immensité russe et sur un front variant entre deux mille et deux mille huit cents kilomètres. Les transports et le camionnage un peu plus réduits chaque jour allaient encore aggraver la situation durant ce redoutable et avant-dernier hiver.
Le groupe qui piétinait toujours et qui était fait de 16 types était ainsi formé. Quatorze hommes appartenaient à un régiment qui n’était pas le mien ni celui de la jeune et longue recrue décrite tout à l’heure.