*Deux mondes! – l’un est dans l’espace,Dans les ténèbres de l’azur,Dans l’étendue où tout s’efface,Radieux gouffre! abîme obscur!Enfant, comme deux hirondelles,Oh! si tous deux, âmes fidèles,Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,Et plonger dans cette épaisseurD’où la création découle,Où flotte, vit, meurt, brille et rouleL’astre imperceptible à la foule,Incommensurable au penseur;Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes,Si nous pouvions passer les bleus septentrions,Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornesJusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nous voyions,Comme un navire en mer croît, monte, et semble éclore,Cette petite étoile, atome de phosphore,Devenir par degrés un monstre de rayons;S’il nous était donné de faireCe voyage démesuré,Et de voler, de sphère en sphère,À ce grand soleil ignoré;Si, par un archange qui l’aime,L’homme aveugle, frémissant, blême,Dans les profondeurs du problème,Vivant, pouvait être introduit;Si nous pouvions fuir notre centre,Et, forçant l’ombre où Dieu seul entre,Aller voir de près dans leur antreCes énormités de la nuit;Ce qui t’apparaîtrait te ferait trembler, ange!Rien, pas de vision, pas de songe insensé,Qui ne fût dépassé par ce spectacle étrange,Monde informe, et d’un tel mystère composé,Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante,Et qu’il ne resterait de nous dans l’épouvanteQu’un regard ébloui sous un front hérissé!*Ô contemplation splendide!Oh! de pôles, d’axes, de feux,De la matière et du fluide,Balancement prodigieux!D’aimant qui lutte, d’air qui vibre,De force esclave et d’éther libre,Vaste et magnifique équilibre!Monde rêve! idéal réel!Lueurs! tonnerres! jets de soufre!Mystère qui chante et qui souffre!Formule nouvelle du gouffre!Mot nouveau du noir livre ciel!Tu verrais! – un soleil; autour de lui des mondes,Centres eux-mêmes, ayant des lunes autour d’eux;Là, des fourmillements de sphères vagabondes;Là, des globes jumeaux qui tournent deux à deux;Au milieu, cette étoile, effrayante, agrandie;D’un coin de l’infini formidable incendie,Rayonnement sublime ou flamboiement hideux!Regardons, puisque nous y sommes!Figure-toi! figure-toi!Plus rien des choses que tu nommes!Un autre monde! une autre loi!La terre a fui dans l’étendue;Derrière nous elle est perdue!Jour nouveau! nuit inattendue!D’autres groupes d’astres au ciel!Une nature qu’on ignore,Qui, s’ils voyaient sa fauve aurore,Ferait accourir PythagoreEt reculer Ézéchiel!Ce qu’on prend pour un mont est une hydre; ces arbresSont des bêtes; ces rocs hurlent avec fureur;Le feu chante; le sang coule aux veines des marbres.Ce monde est-il le vrai? le nôtre est-il l’erreur?Ô possibles qui sont pour nous les impossibles!Réverbérations des chimères visibles!Le baiser de la vie ici nous fait horreur.Et, si nous pouvions voir les hommes,Les ébauches, les embryons,Qui sont là ce qu’ailleurs nous sommes,Comme, eux et nous, nous frémirions!Rencontre inexprimable et sombre!Nous nous regarderions dans l’ombreDe monstre à monstre, fils du nombreEt du temps qui s’évanouit;Et, si nos langages funèbresPouvaient échanger leurs algèbres,Nous dirions: «Qu’êtes-vous, ténèbres?»Ils diraient: «D’où venez-vous, nuit?»*Sont-ils aussi des cœurs, des cerveaux, des entrailles?Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvé?Ont-ils des Spinosa qui frappent aux murailles,Des Lucrèce niant tout ce qu’on a rêvé,Qui, du noir infini feuilletant les registres,Ont écrit: Rien, au bas de ses pages sinistres;Et, penchés sur l’abîme, ont dit: «L’œil est crevé!»Tous ces êtres, comme nous-même,S’en vont en pâles tourbillons;La création mêle et sèmeLeur cendre à de nouveaux sillons;Un vient, un autre le remplace,Et passe sans laisser de trace;Le souffle les crée et les chasse;Le gouffre en proie aux quatre vents,Comme la mer aux vastes lames,Mêle éternellement ses flammesÀ ce sombre écroulement d’âmes,De fantômes et de vivants!L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être.Quelle tempête autour de l’astre radieux!Tout ne doit que surgir, flotter et disparaître,Jusqu’à ce que la nuit ferme à son tour ses yeux;Car, un jour, il faudra que l’étoile aussi tombe;L’étoile voit neiger les âmes dans la tombe,L’âme verra neiger les astres dans les cieux!*Par instants, dans le vague espace,Regarde, enfant! tu vas la voir!Une brusque planète passe;C’est d’abord au loin un point noir;Plus prompte que la trombe folle,Elle vient, court, approche, vole;À peine a lui son auréole,Que déjà, remplissant le ciel,Sa rondeur farouche commenceÀ cacher le gouffre en démence,Et semble ton couvercle immense,Ô puits du vertige éternel!C’est elle! éclair! voilà sa livide surfaceAvec tous les frissons de ses océans verts!Elle apparaît, s’en va, décroît, pâlit, s’efface,Et rentre, atome obscur, aux cieux d’ombre couverts,Et tout s’évanouit, vaste aspect, bruit sublime… –Quel est ce projectile inouï de l’abîme?Ô boulets monstrueux qui sont des univers!Dans un éloignement nocturne,Roule avec un râle effrayantQuelque épouvantable SaturneTournant son anneau flamboyant;La braise en pleut comme d’un crible;Jean de Patmos, l’esprit terrible,Vit en songe cet astre horribleEt tomba presque évanoui;Car, rêvant sa noire épopée,Il crut, d’éclairs enveloppée,Voir fuir une roue, échappéeAu sombre char d’Adonaï!Et, par instants encor, – tout va-t-il se dissoudre? –Parmi ces mondes, fauve, accourant à grand bruit,Une comète aux crins de flamme, aux yeux de foudre,Surgit, et les regarde, et, blême, approche et luit;Puis s’évade en hurlant, pâle et surnaturelle,Traînant sa chevelure éparse derrière elle,Comme une Canidie affreuse qui s’enfuit.Quelques-uns de ces globes meurent;Dans le semoun et le mistralLeurs mers sanglotent, leurs flots pleurent;Leur flanc crache un brasier central.Sphères par la neige engourdies,Ils ont d’étranges maladies,Pestes, déluges, incendies,Tremblements profonds et fréquents;Leur propre abîme les consume;Leur haleine flamboie et fume;On entend de loin dans leur brumeLa toux lugubre des volcans.*Ils sont! ils vont! ceux-ci brillants, ceux-là difformes,Tous portant des vivants et des créations!Ils jettent dans l’azur des cônes d’ombre énormes,Ténèbres qui des cieux traversent les rayons,Où le regard, ainsi que des flambeaux farouchesL’un après l’autre éteints par d’invisibles bouches,Voit plonger tour à tour les constellations!Quel Zorobabel formidable,Quel Dédale vertigineux,Cieux! a bâti dans l’insondableTout ce noir chaos lumineux?Soleils, astres aux larges queues,Gouffres! ô millions de lieues!Sombres architectures bleues!Quel bras a fait, créé, produitCes tours d’or que nuls yeux ne comptent,Ces firmaments qui se confrontent,Ces Babels d’étoiles qui montentDans ces Babylones de nuit?Qui, dans l’ombre vivante et l’aube sépulcrale,Qui, dans l’horreur fatale et dans l’amour profond,A tordu ta splendide et sinistre spirale,Ciel, où les univers se font et se défont?Un double précipice à la fois les réclame.«Immensité!» dit l’être. «Éternité!» dit l’âme.À jamais! le sans fin roule dans le sans fond.*L’Inconnu, celui dont maint sageDans la brume obscure a douté,L’immobile et muet visage,Le voile de l’éternité,A, pour montrer son ombre au crime,Sa flamme au juste magnanime,Jeté pêle-mêle à l’abîmeTous ses masques, noirs ou vermeils;Dans les éthers inaccessibles,Ils flottent, cachés ou visibles;Et ce sont ces masques terriblesQue nous appelons les soleils!Et les peuples ont vu passer dans les ténèbresCes spectres de la nuit que nul ne pénétra;Et flamines, santons, brahmanes, mages, guèbres,Ont crié: Jupiter! Allah! Vishnou! Mithra!Un jour, dans les lieux bas, sur les hauteurs suprêmes,Tous ces masques hagards s’effaceront d’eux-mêmes;Alors, la face immense et calme apparaîtra!