– On ne s'en aperçoit pas parce que c'est progressif. Mais nous, les entomologistes, on s'en rend compte à des détails bien précis: on trouve des espèces d'insectes typiques des régions équatoriales dans le Bassin parisien. Vous n'avez jamais remarqué que les papillons devenaient de plus en plus chatoyants?
– En effet, j'en ai même trouvé un hier, rouge et noir fluo posé sur une voiture…
– Sans doute une zygène à cinq taches. C'est un papillon venimeux qu'on ne trouvait jusqu'alors qu'à Madagascar. Si ça continue… Vous vous imaginez des magnans dans Paris? Bonjour la panique. Ce serait amusant à voir…
Après s'être nettoyé les antennes et avoir mangé quelques morceaux tièdes de la concierge «défoncée», le mâle sans odeur trotte dans les couloirs de bois. La loge maternelle est par là, il la sent. Par chance, il est 25°-temps, et il n'y a pas trop de monde à cette température dans la Cité interdite. Il devrait pouvoir se faufiler à l'aise. Soudain, il perçoit l'odeur de deux guerrières qui arrivent en sens inverse. Il y a une grosse et une petite. Et la petite a des pattes en moins…
Ils hument mutuellement leurs effluves à distance. Incroyable c'est lui! Incroyable c'est elles!
Le 327 e détale avec vigueur dans l'espoir de les semer. Il tourne et tourne dans ce labyrinthe à trois dimensions. Il sort de la Cité interdite. Les concierges ne le ralentissent pas, n'étant programmées que pour filtrer de l'extérieur vers l'intérieur. Ses pattes foulent maintenant la terre meuble. Il prend virage sur virage. Mais les autres sont aussi très rapides et ne se laissent pas distancer. C'est alors que le mâle bouscule et jette à terre une ouvrière chargée d'une brindille; il ne l'a pas fait exprès, mais la course des tueuses aux odeurs de roche s'en trouve freinée. Il faut profiter de ce répit. Vite il se cache dans une anfractuosité. La boiteuse approche. Il s'enfonce un peu plus dans sa cachette.
– Où est-il passé?
– Il est redescendu.
– Comment ça redescendu?
Lucie prit le bras d'Augusta et la conduisit vers la porte de la cave.
– Il est là-dedans depuis hier soir.
– Et il n'est toujours pas remonté?
– Non, je ne sais pas ce qu'il se passe là-dessous, mais il m'a formellement interdit d'appeler la police… il est déjà descendu plusieurs fois et il est revenu.
Augusta était abasourdie.
– Mais c'est insensé! Son oncle lui avait pourtant formellement interdit…
– Il y va maintenant en emportant des tas d'outils, des pièces d'acier, des grosses plaques de béton. Quant à ce qu'il bricole là-dessous…
Lucie se prit la tête dans les mains. Elle était à bout, elle sentait qu'elle allait refaire une dépression.
– Et on ne peut pas descendre le chercher?
– Non. Il a mis une serrure qu'il referme de l'intérieur.
Augusta s'assit, déconfite.
– Eh bien, eh bien. Si j'avais pu m'attendre à ce que l'évocation d'Edmond fasse autant d'histoires…