Sa cachette n'est pas en cul-de-sac, elle mène à une petite grotte. 327° s'y calfeutre. Les guerrières au parfum de roche passent sans le détecter. Seulement, la grotte n'est pas vide. Il y a quelqu'un de chaud et d'odorant là-dedans. Ça émet. - Qui êtes-vous?
Le message olfactif est net, précis, impératif. Grâce à ses ocelles infrarouges, il distingue le gros animal qui le questionne. A vue d'œil son poids doit être d'au moins quatre-vingt-dix grains de sable. Ce n'est pourtant pas une soldate. C'est quelque chose qu'il n'a jusqu'alors jamais senti, jamais vu. Une femelle.
Et quelle femelle! Il prend le temps de l'examiner. Ses pattes graciles au galbe parfait sont décorées de petits poils délicieusement poisseux d'hormones sexuelles. Ses antennes épaisses pétillent d'odeurs fortes. Ses yeux aux reflets rouges sont comme deux myrtilles. Elle a un abdomen massif, lisse et fuselé. Un large bouclier thoracique, surmonté d'un mésotonum adorablement granuleux. Et enfin de longues ailes, deux fois plus grandes que les siennes.
La femelle écarte ses mignonnes petites mandibules et… lui saute à la gorge pour le décapiter.
Il a du mal à déglutir, il étouffe. Etant donné son absence de passeports, la femelle n'est pas près de relâcher son étreinte. Il est un corps étranger qu'il faut détruire.
Profitant de sa taille réduite, le 327e mâle parvient pourtant à se dégager. Il lui grimpe sur les épaules, lui serre la tête. La roue tourne. A chacun son tour d'avoir des soucis.
Elle se débat.
Quand elle est bien affaiblie, il lance ses antennes en avant. Il ne veut pas la tuer, seulement qu'elle l'écoute. Les choses ne sont pas simples. Il veut avoir une CA avec elle. Oui, une communication absolue.
La femelle (il identifie son numéro de ponte, elle est la 56e) écarte ses antennes, fuyant le contact. Puis elle se cabre pour se débarrasser de lui. Mais il reste fermement arrimé à son mésotonum et renforce la pression de ses mandibules. S'il continue, la tête de la femelle va être arrachée comme une mauvaise herbe.
Elle s'immobilise. Lui aussi.
Avec ses ocelles couvrant un champ d'angle de 180°, elle voit nettement son agresseur, juché sur son thorax
Il est tout petit.
Un mâle!
Elle se rappelle les leçons des nourrices
Les mâles sont des demi-êtres.
Contrairement à toutes les autres cellules de la Cité, ils ne sont équipés que de la moitié des chromosomes de l'espèce. Ils sont conçus à partir d'oeufs non fécondés. Ce sont donc de grosses ovules, ou plutôt de gros spermatozoïdes, vivant à l'air libre.
Elle a sur le dos un spermatozoïde qui est en train de l'étrangler. Cette idée l'amuse presque. Pourquoi certains œufs sont-ils fécondés et d'autres non? Probablement à cause de la température. En dessous de 20°, la spermathèque ne peut être activée et Mère pond des œufs non fécondés. Les mâles sont donc issus du froid. Comme la mort.
C'est la première fois qu'elle en voit un en chair et en chitine. Que peut-il bien chercher ici, dans le gynécée des vierges? Ce territoire est tabou, réservé aux cellules sexuelles femelles. Si n'importe quelle cellule étrangère peut pénétrer dans leur fragile sanctuaire, la porte est ouverte à toutes les infections!
Le 327e mâle tente à nouveau de trouver la communication antennaire. Mais la femelle ne se laisse pas faire. Lui écarte-t-il les antennes qu'elle les rabat aussitôt sur sa tête; s'il effleure le deuxième segment, elle ramène les antennes en arrière. Elle ne veut pas.
Il augmente encore la pression de ses mâchoires et arrive à mettre en contact son septième segment antennaire avec son septième segment à elle. La 56e femelle n'a jamais communiqué de la sorte. On lui a appris à éviter tout contact, ajuste lancer et recevoir des effluves dans l'air. Mais elle sait que ce mode de communication éthéré est trompeur. Mère avait un jour émis une phéromone sur ce sujet: Entre deux cerveaux il y aura toujours toutes les incompréhensions et tous les mensonges générés par les odeurs parasites, les courants d'air, la mauvaise qualité de l'émission et de la réception.
Le seul moyen de pallier ces désagréments c'est ça: la communication absolue. Le contact direct des antennes. Le passage sans aucune entrave des neuromédiateurs d'un cerveau aux neuromédiateurs de l'autre cerveau.
Pour elle c'est comme une défloration de son esprit. En tout cas, quelque chose de dur et d'inconnu.