Etage + 35. La fine couverture de branchettes produit un effet de vitrail. Les rayons solaires étincellent en passant à travers ce filtre puis tombent comme une pluie d'étoiles sur le sol. Nous sommes dans le solarium de la cité, 1' «usine» à produire des citoyens belokaniens. Il y règne une chaleur torride. 38°. C'est normal, le solarium est exposé plein sud pour bénéficier le plus longtemps possible des ardeurs de l'astre blanc. Parfois, sous l'effet catalyseur des branchettes, la température monte jusqu'à 50°! Des centaines de pattes s'agitent. La caste la plus nombreuse ici est celle des nourrices. Elles empilent les œufs que Mère vient de pondre. Vingt-quatre piles forment un tas, douze tas constituent une rangée. Les rangées se perdent au loin. Quand un nuage fait de l'ombre, les nourrices déplacent les piles d'œufs. Il faut que les plus jeunes soient toujours bien chauffés. «Chaleur humide pour les œufs, chaleur sèche pour les cocons»: voilà une vieille recette myrmécéenne pour faire de beaux petits. A gauche, on voit des ouvrières chargées de la thermie. Elles entassent des morceaux de bois noirs qui accumulent la chaleur et des morceaux d'humus fermenté qui en produisent. Grâce à ces deux «radiateurs», le solarium arrive à rester en permanence à une température comprise entre 25° et 40° même lorsqu'à l'extérieur il ne fait que 15°. Des artilleuses circulent. Si un pic vert vient s'y frotter…
A droite, on distingue des œufs plus âgés. Longue métamorphose: sous les léchages des nourrices et du temps, les petits œufs grossissent et jaunissent. Ils se transforment en larves aux poils dorés au bout de une à sept semaines. Cela dépend là encore de la météo.
Les nourrices sont extrêmement concentrées. Elles ne ménagent ni leur salive antibiotique ni leur attention. Il ne faut pas que la moindre saleté vienne souiller les larves. Elles sont si fragiles. Même les phéromones de dialogues sont réduites à leur strict minimum.
Aide-moi à les porter vers ce coin… Attention ta pile risque de s'effondrer… Une nourrice transporte une larve deux fois plus longue qu'elle. Sûrement une artilleuse. Elle dépose 1' «arme» dans un coin et la lèche.
Au centre de cette vaste couveuse, des larves en tas, dont les dix segments du corps commencent à se marquer, hurlent pour recevoir la becquée. Elles agitent leur tête dans tous les sens, étirent leur cou et gesticulent jusqu'à ce que les nourrices consentent à leur délivrer un peu de miellat ou à leur abandonner de la viande d'insecte. Au bout de trois semaines, quand elles ont bien «mûri», les larves cessent de manger et de bouger. Phase de léthargie où l'on se prépare à l'effort. Elles rassemblent leurs énergies pour sécréter le cocon qui les transformera en nymphes. Les nourrices trimbalent ces gros paquets jaunes dans une salle voisine remplie de sable sec qui absorbe l'humidité de l'air. «Chaleur humide pour les œufs, chaleur sèche pour les cocons», on ne le répétera jamais assez.
Dans cette étuve le cocon blanc aux reflets bleutés devient jaune, puis gris, puis brun. Pierre philosophale à rebours. Sous la coque s'accomplit le miracle naturel. On change tout. Système nerveux, appareil respiratoire et digestif, organes sensoriels, carapace… La nymphe placée dans l'étuve va enfler en quelques jours. L'œuf est en train de cuire, le grand moment approche. La nymphe sur le point d'éclore est tirée à l'écart, en compagnie de celles qui partagent le même état. Des nourrices crèvent précautionneusement le voile du cocon, dégageant une antenne, une patte, jusqu'à libérer une sorte de fourmi blanche qui tremble et vacille. Sa chitine, encore molle et claire, sera rousse dans quelques jours, comme celles de tous les Belokaniens. 327e, planté au milieu de ce tourbillon d'activité, ne sait pas trop bien à qui s'adresser, Il lance une petite odeur vers une nourrice qui aide un nouveau-né à faire ses premiers pas.
Il se passe quelque chose de grave. La nourrice ne tourne même pas la tête dans sa direction. Elle lâche une phrase odorante à peine perceptible:
Chut. Rien n'est plus grave que la naissance d'un être.