Les fourmis, elles, digèrent fort bien la cellulose et n'ont nul besoin de ce gadget. Elles n'en comprirent pas moins l'avantage d'avoir des cultures à l'intérieur même de leur cité: cela permettait de résister aux sièges et aux disettes. Aujourd'hui, dans les grandes salles de l'étage - 20 de Bel-o-kan, on sélectionne les souches. Cependant les fourmis n'utilisent plus les mêmes champignons que les termites, à Bel-o-kan on fait surtout pousser de l'agaric. Et toute une technologie s'est développée à partir des activités agricoles. La 56e femelle circule entre les parterres de ce blanc jardin. D'un côté, des ouvrières préparent le «lit» sur lequel poussera le champignon. Elles coupent des feuilles en petits carrés, qui sont ensuite raclés, triturés, malaxés, transformés en pâtés. Les pâtés de feuilles sont rangés sur un compost formé d'excréments (les fourmis réunissent leurs excréments dans des bassins réservés à cet usage). Puis ils sont humidifiés de salive et on laisse au temps le soin de faire germer la préparation.
Les pâtés déjà fermentes s'entourent d'une pelote de filaments blancs comestibles. On en voit, là à gauche. Des ouvrières les arrosent alors de leur salive désinfectante et coupent tout ce qui dépasse du petit cône blanc. Si on laissait les champignons pousser, ils auraient tôt fait de faire exploser la salle. Des filaments moissonnés par des ouvrières à mandibules plates, on obtient une farine aussi goûteuse que reconstituante. Là encore, la concentration des ouvrières est poussée à son comble. Il ne faut pas que la moindre mauvaise herbe, le moindre champignon parasite se mêle de profiter de leurs soins.
C'est dans ce contexte, peu favorable en somme, que 56e essaie d'établir le contact antennaire avec une jardinière occupée à découper avec minutie l'un des cônes blancs.
Un grave danger menace la Cité. Nous avons besoin d'aide. Voulez-vous vous joindre à notre cellule de travail? Quel danger?
Les naines ont découvert une arme secrète aux effets ravageurs, il faudrait réagir au plus tôt.
La jardinière lui demande placidement ce qu'elle pense de son champignon, un bel agaric. 56e lui en fait compliment. L'autre lui propose de goûter. La femelle mord dans la pâte blanche et ressent aussitôt une chaleur vive dans son cesophage. Du poison! L'agaric a été imprégné de myrmicacine, un acide foudroyant habituellement utilisé sous forme diluée pour servir d'herbicide. 56e tousse et recrache à temps l'aliment toxique. La jardinière a lâché son champignon pour lui sauter au thorax, toutes mandibules dehors. Elles roulent dans le compost, se frappent sur le crâne, repliant par à-coups secs leurs antennes massues. Tchak! Tchak! Tchak!
Les coups sont donnés avec la ferme intention d'assommer. Des agricultrices les séparent.
Qu'est-ce qui vous prend à vous deux?
La jardinière s'échappe. Ouvrant ses ailes, 56e fait un bond prodigieux et la plaque au sol. C'est alors qu'elle identifie une infime odeur de roche. Pas de doute, elle est tombée à son tour sur un membre de cette incroyable bande d'assassins.
Elle lui pince les antennes.
Qui es-tu? Pourquoi as-tu tenté de me tuer?
Qu'est-ce que c'est que cette odeur de roche?
Mutisme. Elle lui tord les antennes. C'est très douloureux, l'autre donne des ruades mais ne répond pas. 56e n'est pas du genre à faire du mal à une cellule soeur, pourtant elle accentue la torsion.
L'autre ne bouge plus. Elle est entrée en catalepsie volontaire. Son coeur ne bat presque plus, elle ne va pas tarder à mourir. De dépit, 56e lui coupe les deux antennes, mais elle ne fait que s'acharner sur un cadavre.
Les agricultrices l'entourent à nouveau. Que se passe-t-il? Que lui avez-vous fait? 56e pense que ce n'est pas le moment de se justifier, il vaut mieux se sauver, ce qu'elle fait d'un coup d'aile, 327e a raison. Il se passe quelque chose d'ahurissant, des cellules sont devenues folles dans la Meute.
2 Toujours plus bas
ETAGE - 45: la 103 683e asexuée pénètre dans les salles de lutte, des pièces aux plafonds bas où les soldats s'exercent en vue des guerres de printemps. Partout des guerrières se battent en duel. Les adversaires se palpent d'abord, pour évaluer leur carrure et leur taille de pattes. Elles tournent, se tâtent les flancs, se tirent les poils, se lancent des défis odorants, se titillent avec le bout massue de leurs antennes.
Elles s'élancent enfin l'une contre l'autre. Choc des carapaces. Chacune s'efforce d'attraper les articulations thoraciques. Dès que l'une des deux y est parvenue, l'autre tente de lui mordre les genoux. Les gestes sont saccadés. Elles se dressent sur leurs deux pattes arrière, s'effondrent, roulent, furieuses.