Une artilleuse le bouscule en lui donnant des petits coups avec les massues placées au bout de ses antennes. Tip, tip, tip. Il ne faut pas déranger. Circulez. Il n'a pas le bon niveau d'énergie, il ne sait pas émettre et être convaincant. Ah! s'il avait le don de communication de 56e! Il récidive pourtant auprès d'autres nourrices; elles ne lui prêtent pas la moindre attention. Il en vient à se demander si sa mission est vraiment aussi importante qu'il se le figure. Mère a peut-être raison. Il y a des tâches prioritaires. Perpétuer la vie au lieu de vouloir engendrer la guerre, par exemple. Alors qu'il en est à cette étrange pensée, un jet d'acide formique rase ses antennes! C'est une nourrice qui vient de lui tirer dessus. Elle a laissé tomber le cocon dont elle avait la charge et l'a mis enjoué. Par chance elle n'a pas assez bien visé. Il fonce pour rattraper la terroriste, mais elle a déjà filé dans la première pouponnière, renversant une pile d'œufs pour lui barrer le passage. Les coquilles se brisent en libérant un liquide transparent.
Elle a détruit des œufs! Qu'est-ce qui lui a pris? C'est l'affolement, les nourrices courent en tous sens, soucieuses de protéger la génération en gestation.
Le 327e mâle, comprenant qu'il ne pourra rattraper la fugitive, fait passer son abdomen sous son thorax et met enjoué. Mais avant qu'il ait pu tirer, elle tombe foudroyée par une artilleuse qui l'avait vue renverser les œufs.
Un attroupement se crée autour du corps calciné par l'acide formique. 327e penche ses antennes au-dessus du cadavre. Pas de doute, il y a comme un petit relent. Une odeur de roche.
Étage - 20. La 56e femelle n'en est pas encore à discuter de l'arme secrète des naines avec les agricultrices, ce qu'elle voit la passionne trop pour qu'elle puisse émettre quoi que ce soit.
La caste des femelles étant particulièrement précieuse, ces dernières vivent toute leur enfance enfermées dans le gynécée des princesses. Elles ne connaissent bien souvent du monde qu'une centaine de couloirs, et peu d'entre elles se sont déjà aventurées au-dessous du dixième étage en sous-sol et au-dessus du dixième étage en sur-sol…
Une fois, 56e avait essayé de sortir pour voir le grand Extérieur dont lui avaient parlé ses nourrices, mais des sentinelles l'avaient refoulée. On pouvait camoufler peu ou prou ses odeurs, mais pas ses longues ailes. Les gardes l'avaient alors avertie qu'il existait dehors des monstres gigantesques; ils mangeaient les petites princesses qui voulaient sortir avant la fête de la Renaissance. 56e était partagée depuis entre la curiosité et l'effroi. Descendue à l'étage - 20, elle se rend compte qu'avant de parcourir le grand Extérieur sauvage elle a encore beaucoup de merveilles à découvrir dans sa propre cité. Ici, elle voit pour la première fois les champignonnières.
Dans la mythologie belokanienne, il est dit que les premières champignonnières furent découvertes pendant la guerre des Céréales, au cinquante millième millénaire. Un commando d'artilleuses venait d'investir une cité termite. Elles tombèrent soudain sur une salle de proportions colossales. Au centre s'élevait une énorme galette blanche qu'une centaine d'ouvrières termites n'arrêtaient pas de polir.
Elles goûtèrent et trouvèrent ça délicieux. C'était… comme un village entièrement comestible! Des prisonnières avouèrent qu'il s'agissait de champignons. De fait, les termites ne vivent que de cellulose mais, ne pouvant la digérer, ils recourent à ces champignons pour la rendre assimilable.