Je ne cesse de me créer; je suis le donateur et la donation. Si mon père vivait, je connaîtrais mes droits et mes devoirs; il est mort et je les ignore: je n'ai pas de droit puisque l'amour me comble: je n'ai pas de devoir puisque je donne par amour. Un seul mandat: plaire; tout pour la montre. Dans notre famille, quelle débauche de générosité: mon grand-père me fait vivre et moi je fais son bonheur; ma mère se dévoue à tous. Quand j'y pense, aujourd'hui, ce dévouement seul me semble vrai; mais nous avions tendance à le passer sous silence. N'importe: notre vie n'est qu'une suite de cérémonies et nous consumons notre temps à nous accabler d'hommages. Je respecte les adultes à condition qu'ils m'idolâtrent; je suis franc, ouvert, doux comme une fille. Je pense bien, je fais confiance aux gens: tout le monde est bon puisque tout le monde est content. Je tiens la société pour une rigoureuse hiérarchie de mérites et de pouvoirs. Ceux qui occupent le sommet de l'échelle donnent tout ce qu'ils possèdent à ceux qui sont au-dessous d'eux. Je n'ai garde, pourtant, de me placer sur le plus haut échelon: je n'ignore pas qu'on le réserve à des personnes sévères et bien intentionnées qui font régner l'ordre. Je me tiens sur un petit perchoir marginal, non loin d'eux, et mon rayonnement s'étend du haut en bas de l'échelle. Bref, je mets tous mes soins à m'écarter de la puissance séculière: ni au-dessous, ni au-dessus, ailleurs. Petit-fils de clerc, je suis, dès l'enfance, un clerc; j'ai l'onction des princes d'Église, un enjouement sacerdotal. Je traite les inférieurs en égaux: c'est un pieux mensonge que je leur fais pour les rendre heureux et dont il convient qu'ils soient dupes jusqu'à un certain point. A ma bonne, au facteur, à ma chienne, je parle d'une voix patiente et tempérée. Dans ce monde en ordre il y a des pauvres. Il y a aussi des moutons à cinq pattes, des sœurs siamoises, des accidents de chemin de fer: ces anomalies ne sont la faute de personne. Les bons pauvres ne savent pas que leur office est d'exercer notre générosité; ce sont des pauvres honteux, ils rasent les murs; je m'élance, je leur glisse dans la main une pièce de deux sous et, surtout, je leur fais cadeau d'un beau sourire égalitaire. Je trouve qu'ils ont l'air bête et je n'aime pas les toucher mais je m'y force: c'est une épreuve; et puis il faut qu'ils m'aiment: cet amour embellira leur vie. Je sais qu'ils manquent du nécessaire et il me plaît d'être leur superflu. D'ailleurs, quelle que soit leur misère, ils ne souffriront jamais autant que mon grand-père: quand il était petit, il se levait avant l'aube et s'habillait dans le noir; l'hiver, pour se laver, il fallait briser la glace dans le pot à eau. Heureusement, les choses se sont arrangées depuis: mon grand-père croit au Progrès, moi aussi: le Progrès, ce long chemin ardu qui mène jusqu'à moi.