A la vérité, il forçait un peu sur le sublime: c'était un homme du xixe
siècle qui se prenait, comme tant d'autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo. Je tiens ce bel homme à barbe de fleuve, toujours entre deux coups de théâtre, comme l'alcoolique entre deux vins, pour la victime de deux techniques récemment découvertes: l'art du photographe et l'art d'être grand-père. Il avait la chance et le malheur d'être photogénique; ses photos remplissaient la maison: comme on ne pratiquait pas l'instantané, il y avait gagné le goût des poses et des tableaux vivants; tout lui était prétexte à suspendre ses gestes, à se figer dans une belle attitude, à se pétrifier; il raffolait de ces courts instants d'éternité où il devenait sa propre statue. Je n'ai gardé de lui – en raison de son goût pour les tableaux vivants – que des images raides de lanterne magique: un sous-bois, je suis assis sur un tronc d'arbre, j'ai cinq ans: Charles Schweitzer porte un panama, un costume de flanelle crème à rayures noires, un gilet de piqué blanc, barré par une chaîne de montre; son pince-nez pend au bout d'un cordon; il s'incline sur moi, lève un doigt bagué d'or, parle. Tout est sombre, tout est humide, sauf sa barbe solaire: il porte son auréole autour du menton. Je ne sais ce qu'il dit: j'étais trop soucieux d'écouter pour entendre. Je suppose que ce vieux républicain d'Empire m'apprenait mes devoirs civiques et me racontait l'histoire bourgeoise; il y avait eu des rois, des empereurs, ils étaient très méchants; on les avait chassés, tout allait pour le mieux. Le soir, quand nous allions l'attendre sur la route, nous le reconnaissions bientôt, dans la foule des voyageurs qui sortaient du funiculaire, à sa haute taille, à sa démarche de maître de menuet. Du plus loin qu'il nous voyait, il se «plaçait», pour obéir aux injonctions d'un photographe invisible: la barbe au vent, le corps droit, les pieds en équerre, la poitrine bombée, les bras largement ouverts. A ce signal je m'immobilisais, je me penchais en avant, j'étais le coureur qui prend le départ, le petit oiseau qui va sortir de l'appareil; nous restions quelques instants face à face, un joli groupe de Saxe, puis je m'élançais, chargé de fruits et de fleurs, du bonheur de mon grand-père, j'allais buter contre ses genoux avec un essoufflement feint, il m'enlevait de terre, me portait aux nues, à bout de bras, me rabattait sur son cœur en murmurant: «Mon trésor!» C'était la deuxième figure, très remarquée des passants. Nous jouions une ample comédie aux cent sketches divers: le flirt, les malentendus vite dissipés, les taquineries débonnaires et les gronderies gentilles, le dépit amoureux, les cachotteries tendres et la passion; nous imaginions des traverses à notre amour pour nous donner la joie de les écarter: j'étais impérieux parfois mais les caprices ne pouvaient masquer ma sensibilité exquise; il montrait la vanité sublime et candide qui convient aux grands-pères, l'aveuglement, les coupables faiblesses que recommande Hugo. Si l'on m'eût mis au pain sec, il m'eût porté des confitures; mais les deux femmes terrorisées se gardaient bien de m'y mettre. Et puis j'étais un enfant sage: je trouvais mon rôle si seyant que je n'en sortais pas. En vérité, la prompte retraite de mon père m'avait gratifié d'un «Œdipe» fort incomplet: pas de Sur-moi, d'accord, mais point d'agressivité non plus. Ma mère était à moi, personne ne m'en contestait la tranquille possession: j'ignorais la violence et la haine, on m'épargna ce dur apprentissage, la jalousie; faute de m'être heurté à ses angles, je ne connus d'abord la réalité que par sa rieuse inconsistance. Contre qui, contre quoi me serais-je révolté: jamais le caprice d'un autre ne s'était prétendu ma loi.