C'eût été parfait si j'avais fait bon ménage avec mon corps. Mais nous formions, lui et moi, un drôle de couple. Dans la misère, l'enfant ne s'interroge pas: éprouvée corporellement par les besoins et les maladies, son injustifiable condition justifie son existence, c'est la faim, c'est le danger de mort perpétuel qui fondent son droit de vivre: il vit pour ne pas mourir. Moi, je n'étais ni assez riche pour me croire prédestiné ni assez pauvre pour ressentir mes envies comme des exigences. Je remplissais mes devoirs alimentaires et Dieu m'envoyait parfois – rarement – cette grâce qui permet de manger sans dégoût – l'appétit. Respirant, digérant, déféquant avec nonchalance, je vivais parce que j'avais commencé à vivre. De mon corps, ce compagnon gavé, j'ignorais la violence et les sauvages réclamations: il se faisait connaître par une suite de malaises douillets, très sollicités par les grandes personnes. A l'époque, une famille distinguée se devait de compter au moins un enfant délicat. J'étais le bon sujet puisque j'avais pensé mourir à ma naissance. On me guettait, on me prenait le pouls, la température, on m'obligeait à tirer la langue: «Tu ne trouves pas qu'il est un peu pâlot?» «C'est l'éclairage.» «Je t'assure qu'il a maigri!» «Mais, papa, nous l'avons pesé hier.» Sous ces regards inquisiteurs, je me sentais devenir un objet, une fleur en pot. Pour conclure, on me fourrait au lit. Suffoqué par la chaleur, mitonnant sous les draps, je confondais mon corps et son malaise: des deux, je ne savais plus lequel était indésirable.
M. Simonnot, collaborateur de mon grand-père, déjeunait avec nous, le jeudi. J'enviais ce quinquagénaire aux joues de fille qui cirait sa moustache et teignait son toupet: quand Anne-Marie lui demandait, pour faire durer la conversation, s'il aimait Bach, s'il se plaisait à la mer, à la montagne, s'il gardait bon souvenir de sa ville natale, il prenait le temps de la réflexion et dirigeait son regard intérieur sur le massif granitique de ses goûts. Quand il avait obtenu le renseignement demandé, il le communiquait à ma mère, d'une voix objective, en saluant de Sa tête. L'heureux homme! il devait, pensais-je, s'éveiller chaque matin dans Sa jubilation, recenser, de quelque Point Sublime, ses pics, ses crêtes et ses vallons, puis s'étirer voluptueusement en disant: «C'est bien moi: je suis M. Simonnot, tout entier.» Naturellement j'étais fort capable, quand on m'interrogeait, de faire connaître mes préférences et même de les affirmer; mais, dans la solitude, elles m'échappaient: loin de les constater, il fallait les tenir et les pousser, leur insuffler la vie; je n'étais même plus sûr de préférer le filet de bœuf au rôti de veau. Que n'eussé-je donné pour qu'on installât en moi un paysage tourmenté, des obstinations droites comme des falaises. Quand Mme
Picard, usant avec tact du vocabulaire à la mode, disait de mon grand-père: «Charles est un être exquis», ou bien «On ne connaît pas les êtres», je me sentais condamné sans recours.Les cailloux du Luxembourg, M. Simonnot, les marronniers, Karlémami, c'étaient des êtres. Pas moi: je n'en avais ni l'inertie ni la profondeur ni l'impénétrabilité. J'étais rien: une transparence ineffaçable. Ma jalousie ne connut plus de bornes le jour où l'on m'apprit que M. Simonnot, cette statue, ce bloc monolithique, était par-dessus le marché indispensable à l'univers.