C'était fête. A l'Institut des Langues Vivantes, la foule battait des mains sous la flamme mouvante d'un bec Auer, ma mère jouait du Chopin, tout le monde parlait français sur l'ordre de mon grand-père: un français lent, guttural, avec des grâces fanées et la pompe d'un oratorio. Je volais de main en main sans toucher terre; j'étouffais contre le sein d'une romancière allemande quand mon grand-père, du haut de sa gloire, laissa tomber un verdict qui me frappa au cœur: «Il y a quelqu'un qui manque ici: c'est Simonnot. Je m'échappai des bras de la romancière, je me réfugiai dans un coin, les invités disparurent; au centre d'un anneau tumultueux, je vis une colonne: M. Simonnot lui-même, absent en chair et en os. Cette absence prodigieuse le transfigura. Il s'en fallait de beaucoup que l'Institut fût au complet: certains élèves étaient malades, d'autres s'étaient fait excuser; mais il ne s'agissait là que de faits accidentels et négligeables. Seul, M. Simonnot manquait. Il avait suffi de prononcer son nom: dans cette salle bondée, le vide s'était enfoncé comme un couteau. Je m'émerveillai qu'un homme eût sa place faite. Sa place: un néant creusé par l'attente universelle, un ventre invisible d'où, brusquement, il semblait qu'on pût renaître. Pourtant, s'il était sorti de terre, au milieu des ovations, si même les femmes s'étaient jetées sur sa main pour la baiser, j'aurais été dégrisé: la présence charnelle est toujours excédentaire. Vierge, réduit à la pureté d'une essence négative, il gardait la transparence incompressible du diamant. Puisque c'était mon lot, à moi, d'être à chaque instant situé parmi certaines personnes, en un certain lieu de la terre et de m'y savoir superflu, je voulus manquer comme l'eau, comme le pain, comme l'air à tous les autres hommes dans tous les autres lieux.
Ce souhait revint tous les jours sur mes lèvres. Charles Schweitzer mettait de la nécessité partout pour couvrir une détresse qui ne m'apparut jamais tant qu'il vécut et que je commence seulement à deviner. Tous ses collègues portaient le ciel. On comptait, au nombre de ces Atlas, des grammairiens, des philologues et des linguistes, M. Lyon-Caen et le directeur de la Revue pédagogique. Il parlait d'eux sentencieusement pour nous faire mesurer leur importance: «Lyon-Caen connaît son affaire. Sa place était à l'Institut», ou encore: «Shurer se fait vieux; espérons qu'on n'aura pas la sottise de lui donner sa retraite: la Faculté ne sait pas ce qu'elle perdrait.» Entouré de vieillards irremplaçables dont la disparition prochaine allait plonger l'Europe dans le deuil et peut-être dans la barbarie, que n'eussé-je donné pour entendre une voix fabuleuse porter sentence dans mon cœur: «Ce petit Sartre connaît son affaire; s'il venait à disparaître, la France ne sait pas ce qu'elle perdrait!» L'enfance bourgeoise vit dans l'éternité de l'instant, c'est-à-dire dans l'inaction: je voulais être Atlas tout de suite, pour toujours et depuis toujours, je ne concevais même pas qu'on pût travailler à le devenir; il me fallait une Cour Suprême, un décret me rétablissant dans mes droits. Mais où étaient les magistrats? Mes juges naturels s'étaient déconsidérés par leur cabotinage; je les récusais, mais je n'en voyais pas d'autres.
Vermine stupéfaite, sans foi, sans loi, sans raison ni fin, je m'évadais dans la comédie familiale, tournant, courant, volant d'imposture en imposture. Je fuyais mon corps injustifiable et ses veules confidences; que la toupie butât sur un obstacle et s'arrêtât, le petit comédien hagard retombait dans la stupeur animale. De bonnes amies dirent à ma mère que j'étais triste, qu'on m'avait surpris à rêver. Ma mère me serra contre elle en riant: «Toi qui es si gai, toujours à chanter! Et de quoi te plaindrais-tu? Tu as tout ce que tu veux.» Elle avait raison: un enfant gâté n'est pas triste; il s'ennuie comme un roi. Comme un chien.
Je suis un chien: je bâille, les larmes roulent, je les sens rouler. Je suis un arbre, le vent s'accroche à mes branches et les agite vaguement. Je suis une mouche, je grimpe le long d'une vitre, je dégringole, je recommence à grimper. Quelquefois, je sens la caresse du temps qui passe, d'autres fois – le plus souvent – je le sens qui ne passe pas. De tremblantes minutes s'affalent, m'engloutissent et n'en finissent pas d'agoniser; croupies mais encore vives, on les balaye, d'autres les remplacent, plus fraîches, tout aussi vaines; ces dégoûts s'appellent le bonheur; ma mère me répète que je suis le plus heureux des petits garçons. Comment ne la croirais-je pas puisque c'est vrai? A mon délaissement je ne pense jamais; d'abord il n'y a pas de mot pour le nommer; et puis je ne le vois pas: on ne cesse pas de m'entourer. C'est la trame de ma vie, l'étoffe de mes plaisirs, la chair de mes pensées.