Je vis la mort. A cinq ans: elle me guettait; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais mais je n'osais rien dire. Quai Voltaire, une fois, nous la rencontrâmes, c'était une vieille dame grande et folle, vêtue de noir, elle marmonna sur mon passage: «Cet enfant, je le mettrai dans ma poche.» Une autre fois, elle prit la forme d'une excavation: c'était à Arcachon; Karlémami et ma mère rendaient visite à Mme
Dupont et à son fils Gabriel, le compositeur. Je jouais dans le jardin de la villa, apeuré parce qu'on m'avait dit que Gabriel était malade et qu'il allait mourir. Je fis le cheval, sans entrain, et caracolai autour de la maison. Tout d'un coup, j'aperçus un trou de ténèbres: la cave, on l'avait ouverte; je ne sais trop quelle évidence de solitude et d'horreur m'aveugla: je fis demi-tour et, chantant à tue-tête, je m'enfuis. A cette époque, j'avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. C'était un rite: il fallait que je me couche sur le côté gauche, le nez vers la ruelle; j'attendais, tout tremblant, et elle m'apparaissait, squelette très conformiste, avec une faux; j'avais alors la permission de me retourner sur le côté droit, elle s'en allait, je pouvais dormir tranquille. Dans la journée, je la reconnaissait sous les déguisements les plus divers: s'il arrivait à ma mère de chanter en français Le Roi des aulnes, je me bouchais les oreilles; pour avoir lu L'Ivrogne et sa femme je restai six mois sans ouvrir les fables de La Fontaine. Elle s'en foutait, la gueuse: cachée dans un conte de Mérimée, La Vénus d'Ille, elle attendait que je le lusse pour me sauter à la gorge. Les enterrements ne m'inquiétaient pas ni les tombes; vers ce temps ma grand-mère Sartre tomba malade et mourut; ma mère et moi, nous arrivâmes à Thiviers, convoqués par dépêche, quand elle vivait encore. On préféra m'écarter des lieux où cette longue existence malheureuse achevait de se défaire; des amis se chargèrent de moi, me logèrent, on me donna pour m'occuper des jeux de circonstance, instructifs, tout endeuillés d'ennui. Je jouai, je lus, je mis mon zèle à faire montre d'un recueillement exemplaire mais je ne sentis rien. Rien non plus quand nous suivîmes le corbillard jusqu'au cimetière. La mort brillait par son absence: décéder, ce n'était pas mourir, la métamorphose de cette vieillarde en dalle funéraire ne me déplaisait pas; il y avait transsubstantiation, accession à l'être, tout se passait en somme comme si je m'étais transformé, pompeusement, en M. Simonnot. Par cette raison j'ai toujours aimé, j'aime encore les cimetières italiens: la pierre y est tourmentée, c'est tout un homme baroque, un médaillon s'y incruste, encadrant une photo qui rappelle le défunt dans son premier état. Quand j'avais sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la rencontrais partout, jamais là. Qu'est-ce que c'était? Une personne et une menace. La personne était folle; quant à la menace, voici: des bouches d'ombre pouvaient s'ouvrir partout, en plein jour, sur le plus radieux soleil et me happer. Il y avait un envers horrible des choses, quand on perdait la raison, on le voyait, mourir c'était pousser la folie à l'extrême et s'y engloutir. Je vécus dans la terreur, ce fut une authentique névrose. Si j'en cherche la raison, il vient ceci: enfant gâté, don providentiel, ma profonde inutilité m'était d'autant plus manifeste que le rituel familial me paraît constamment d'une nécessité forgée. Je me sentais de trop, donc il fallait disparaître. J'étais un épanouissement fade en instance perpétuelle d'abolition. En d'autres termes, j'étais condamné, d'une seconde à l'autre on pouvait appliquer la sentence. Je la refusais, pourtant, de toutes mes forces, non que mon existence me fût chère mais, tout au contraire, parce que je n'y tenais pas: plus absurde est la vie, moins supportable la mort.