Читаем Les Mots полностью

Naturellement je ne suis pas dupe: je vois bien que nous nous répétons. Mais cette connaissance plus récemment acquise ronge mes vieilles évidences sans les dissiper entièrement. Ma vie a quelques témoins sourcilleux qui ne me passent rien; ils me surprennent souvent à retomber dans les mêmes ornières. Ils me le disent, je les crois et puis, au dernier moment, je me félicite: hier j'étais aveugle; mon progrès d'aujourd'hui c'est d'avoir compris que je ne progresse plus. Quelquefois, c'est moi-même qui suis mon témoin à charge. Par exemple je m'avise que, deux ans plus tôt, j'ai écrit une page qui pourrait me servir. Je la cherche et ne la trouve pas; tant mieux: j'allais, cédant à la paresse, glisser une vieillerie dans un ouvrage neuf: j'écris tellement mieux aujourd'hui, je vais la refaire. Quand j'ai terminé le travail, un hasard me fait remettre la main sur la page égarée. Stupeur: à quelques virgules près, j'exprimais la même idée dans les mêmes termes. J'hésite et puis je jette au panier ce document périmé, je garde la version nouvelle: elle a je ne sais quoi de supérieur à l'ancienne. En un mot je m'arrange: désabusé, je me truque pour ressentir encore, malgré le vieillissement qui me délabre, la jeune ivresse de l'alpiniste.

A dix ans je ne connaissais pas encore mes manies, mes redites et le doute ne m'effleurait pas: trottinant, babillant, fasciné par les spectacles de la rue, je ne cessais de faire peau neuve et j'entendais mes vieilles peaux retomber les unes sur les autres. Quand je remontais la rue Soufflot, j'éprouvais à chaque enjambée, dans l'éblouissante disparition des vitrines, le mouvement de ma vie, sa loi et le beau mandat d'être infidèle à tout. Je m'emmenais tout entier avec moi. Ma grand-mère veut réassortir son service de table; je l'accompagne dans un magasin de porcelaines et de verreries; elle montre une soupière dont le couvercle est surmonté d'une pomme rouge, des assiettes à fleurs. Ce n'est pas tout à fait ce qu'elle veut: sur ses assiettes il y a, naturellement, des fleurs mais aussi des insectes bruns qui grimpent le long des tiges. La marchande s'anime à son tour: elle sait très bien ce que veut la cliente, elle a possédé l'article mais, depuis trois ans, on ne le fait plus; ce modèle-ci est plus récent, plus avantageux et puis, avec ou sans insectes, des fleurs, n'est-ce pas, sont toujours des fleurs, personne n'ira chercher, c'est le cas de le dire, la petite bête. Ma grand-mère n'est pas de cet avis, elle insiste: ne pourrait-on pas jeter un coup d'œil dans la réserve? Ah, dans la réserve, oui, bien sûr, mais il faudrait du temps et la marchande est seule: son employé vient de la quitter. On m'a relégué dans un coin en me recommandant de ne toucher à rien, on m'oublie, terrorisé par les fragilités qui m'entourent, par des étincellements poussiéreux, par le masque de Pascal mort, par un pot de chambre qui figure la tête du président Fallières. Or malgré les apparences, je suis un faux personnage secondaire. Ainsi, certains auteurs poussent des «utilités» sur le devant de la scène et présentent leur héros fugitivement en profil perdu. Le lecteur ne s'y trompe pas: il a feuilleté le dernier chapitre pour voir si le roman finissait bien, il sait que le jeune homme pâle, contre la cheminée, a trois cent cinquante pages dans le ventre. Trois cent cinquante pages d'amour et d'aventures. J'en avais au moins cinq cents. J'étais le héros d'une longue histoire qui finissait bien. Cette histoire, j'avais cessé de me la raconter: à quoi bon? Je me sentais romanesque, voilà tout. Le temps tirait en arrière les vieilles dames perplexes, les fleurs de faïence et toute la boutique, les jupes noires pâlissaient, les voix devenaient cotonneuses, j'avais pitié de ma grand-mère, on ne la reverrait certainement pas dans la deuxième partie. Pour moi, j'étais le commencement, le milieu et la fin ramassés en un tout petit garçon déjà vieux, déjà mort, ici, dans l'ombre, entre des piles d'assiettes plus hautes que lui et dehors, très loin, au grand soleil funèbre de la gloire. J'étais le corpuscule au début de sa trajectoire et le train d'ondes qui reflue sur lui après s'être heurté au butoir d'arrivée. Rassemblé, resserré, touchant d'une main ma tombe et de l'autre mon berceau, je me sentais bref et splendide, un coup de foudre effacé par les ténèbres.

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Порфирий — древнегреческий философ, представитель неоплатонизма. Ученик Плотина, издавший его сочинения, автор жизнеописания Плотина.Мы рады представить читателю самый значительный корпус сочинений Порфирия на русском языке. Выбор публикуемых здесь произведений обусловливался не в последнюю очередь мерой малодоступности их для русского читателя; поэтому в том не вошли, например, многократно издававшиеся: Жизнь Пифагора, Жизнь Плотина и О пещере нимф. Для самостоятельного издания мы оставили также логические трактаты Порфирия, требующие отдельного, весьма пространного комментария, неуместного в этом посвященном этико-теологическим и психологическим проблемам томе. В основу нашей книги положено французское издание Э. Лассэ (Париж, 1982).В Приложении даю две статьи больших немецких ученых (в переводе В. М. Линейкина), которые помогут читателю сориентироваться в круге освещаемых Порфирием вопросов.

Порфирий

Философия