A dix ans, je prétendais n'aimer qu'elles. Chaque maillon de ma vie devait être imprévu, sentir la peinture fraîche. Je consentais d'avance aux contretemps, aux mésaventures et, pour être juste, il faut dire que je leur faisais bon visage. Un soir l'électricité s'éteignit: une panne; on m'appela d'une autre pièce, j'avançai les bras écartés et j'allai donner de la tête contre un battant de porte si fort que je me cassai une dent. Cela m'amusa, malgré la douleur, j'en ris. Comme Giacometti devait plus tard rire de sa jambe mais pour des raisons diamétralement opposées. Puisque j'avais décidé d'avance que mon histoire aurait un dénouement heureux, l'imprévu ne pouvait être qu'un leurre, la nouveauté qu'une apparence, l'exigence des peuples, en me faisant naître, avait tout réglé: je vis dans cette dent cassée un signe, une monition obscure que je comprendrais plus tard. Autrement dit, je conservais l'ordre des fins en toute circonstance, à tout prix; je regardais ma vie à travers mon décès et ne voyais qu'une mémoire close dont rien ne pouvait sortir, où rien n'entrait. Imagine-t-on ma sécurité? Les hasards n'existaient pas: je n'avais affaire qu'à leurs contrefaçons providentielles. Les journaux donnaient à croire que des forces éparses traînaient par les rues, fauchaient les petites gens: moi, le prédestiné, je n'en rencontrerais pas. Peut-être perdrais-je un bras, une jambe, les deux yeux. Mais tout était dans la manière: mes infortunes ne seraient jamais que des épreuves, que des moyens de faire un livre. J'appris à supporter les chagrins et les maladies: j'y vis les prémices de ma mort triomphale, les degrés qu'elle taillait pour m'élever jusqu'à elle. Cette sollicitude un peu brutale ne me déplaisait pas et j'avais à cœur de m'en montrer digne. Je tenais le pire pour la condition du meilleur; mes fautes elles-mêmes servaient, ce qui revenait à dire que je n'en commettais pas. A dix ans, j'étais sûr de moi: modeste, intolérable, je voyais dans mes déconfitures les conditions de ma victoire posthume. Aveugle ou cul-de-jatte, fourvoyé par mes erreurs, je gagnerais la guerre à force de perdre les batailles. Je ne faisais pas de différence entre les épreuves réservées aux élus et les échecs dont je portais la responsabilité, cela signifie que mes crimes me paraissaient, au fond, des infortunes et que je revendiquais mes malheurs comme des fautes, de fait, je ne pouvais attraper de maladie, fût-ce la rougeole ou le coryza, sans me déclarer coupable: j'avais manqué de vigilance, j'avais oublié de mettre mon manteau, mon foulard. J'ai toujours mieux aimé m'accuser que l'univers; non par bonhomie: pour ne me tenir que de moi. Cette arrogance n'excluait pas l'humilité: je me croyais faillible d'autant plus volontiers que mes défaillances étaient forcément le chemin le plus court pour aller au Bien. Je m'arrangeais pour ressentir dans le mouvement de ma vie une irrésistible attraction qui me contraignait sans cesse, fût-ce en dépit de moi-même, à faire de nouveaux progrès.